A quel moment est-on devenu un peuple de débiles ?
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Le livre de Sarkozy vendu à près de 100.000 exemplaires
"Le journal d'un prisonnier" raconte les trois semaines de détention de l'ancien président de la République après sa condamnation dans le procès libyen.
Le livre de Nicolas Sarkozy, Le Journal d'un prisonnier, s'est vendu à près de 100.000 exemplaires en moins d'une semaine, a annoncé le 16 décembre son éditeur Fayard, qui qualifie de "phénoménal" ce succès.
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Pourquoi aimons-nous nos oppresseurs ?
Imaginez un instant l’avenir. Que voyez-vous ? Une botte écrasant un visage humain pour l’éternité, comme Orwell nous l’avait prédit ? Des uniformes gris, des caméras de surveillance partout, la dissidence réduite au silence et les livres interdits ? Quand nous imaginons une dystopie, la plupart d’entre nous se représentent cette vision sombre et autoritaire.
Mais si les chaînes n’étaient pas d’acier, mais de rire ? Si les oppresseurs n’étaient pas des brutes en bottes cloutées, mais des animateurs sympathiques qui nous fournissent sans relâche ce que nous désirons ? Si nos peurs les plus profondes se réalisaient non par ce que nous haïssons, mais par ce que nous aimons ?
Telle est la proposition glaçante avancée par Neil Postman dans son ouvrage majeur de 1985, Amusing Ourselves to Death : Public Discourse in the Age of Show Business (en français : Se distraire à en mourir). Il n’a pas seulement lancé un avertissement ; il a disséqué le mécanisme par lequel nous pourrions abandonner volontairement notre capacité à penser sérieusement – non à un dictateur, mais à un écran de télévision, à un sujet tendance, à un flux incessant de distractions agréables. Selon lui, la vraie menace n’est pas la censure, mais l’irrélevance. Non un silence imposé, mais une surdité consentie, provoquée par une cacophonie écrasante de futilités.
Postman ne voyait pas Big Brother s’emparer de nos esprits par la force. Il nous voyait les lui offrir avec le sourire, captivés par le spectacle.
Les deux dystopies : la peur d’Orwell contre la vision de Huxley
Postman commence par opposer radicalement deux géants de la littérature dystopique : 1984 de George Orwell et Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley. Nous avons tendance à nous focaliser sur la vision d’Orwell : un monde où la vérité est réprimée, les livres brûlés et l’information contrôlée par un État omniprésent.
Mais Postman estime que nous avons complètement méconnu le danger le plus pertinent. La vision de Huxley lui semble bien plus prophétique. Dans Le Meilleur des mondes, la vérité n’est pas interdite ; elle est noyée dans un océan de plaisir.
Les livres ne sont pas prohibés ; personne n’en voit l’utilité. Les individus sont contrôlés non par la douleur, mais par le plaisir – une dose constante de soma et de divertissements superficiels conçus pour les maintenir dociles, heureux et totalement dépourvus de pensée critique.
Ce qu’Orwell craignait, c’étaient ceux qui interdiraient les livres.
Ce que Huxley craignait, c’est qu’il n’y ait plus aucune raison d’en interdire un, car plus personne ne voudrait en lire. — Neil Postman
Voilà le cœur de la thèse de Postman : une forme entièrement nouvelle d’oppression culturelle, que nous embrassons non par contrainte, mais par désir. Nous devenons les captifs volontaires de notre propre divertissement.
Quand la vérité devient spectacle
Postman soutient que le médium façonne le message, et que certains médias sont intrinsèquement mieux adaptés au discours sérieux et rationnel que d’autres. Pendant des siècles, la culture occidentale a été dominée par l’imprimé. Livres, pamphlets et journaux ont favorisé une culture de lsud l’attention soutenue, de l’argumentation logique et de la pensée complexe. La lecture exige effort, réflexion et une progression linéaire des idées.
Puis est venue l’ère de la télévision. Avec son recours aux images, aux appels émotionnels et à la nouveauté permanente, elle a transformé le discours public sérieux en divertissement. Les informations sont devenues de l’« infodivertissement », la politique un spectacle, et même la religion a été emballée pour faire de l’audience. L’important n’était plus le fond, mais qui savait raconter l’histoire la plus captivante, qui livrait le « soundbite » le plus percutant visuellement.
Considérez les conséquences :
• La trivialisation des enjeux sérieux : les crises mondiales complexes ou les politiques économiques subtiles sont réduites à des titres accrocheurs et des visuels chargés d’émotion, dépouillés de toute nuance.
• L’avènement du monde « coucou » : l’information surgit puis disparaît, déconnectée de tout contexte ou conséquence, comme dans un jeu de coucou. Rien ne retient notre attention assez longtemps pour un engagement profond.
• Le brouillage des frontières : divertissement et information deviennent indiscernables. Nous attendons de nos informations qu’elles soient aussi excitantes que nos séries, de nos politiciens qu’ils soient aussi charismatiques que nos célébrités.
Dans un tel environnement, la vérité n’a même pas besoin d’être réprimée ; elle devient tout simplement hors sujet. À quoi bon les faits quand un récit plus amusant existe ? Qui recherche la profondeur quand la surface est si facile d’accès ?
Notre captivité consentie : pourquoi aimons-nous le spectacle ?
C’est là que l’analyse de Postman devient particulièrement troublante : nous ne sommes pas les victimes d’une force extérieure, mais les complices volontaires de notre propre déclin intellectuel. Pourquoi embrassons-nous ce spectacle ?
Parce qu’il est plus facile. Plus confortable. Il nous demande moins. Penser de manière critique, analyser des problèmes complexes, participer à un débat intellectuel soutenu : voilà des tâches ardues. Elles exigent de l’effort et peuvent engendrer inconfort ou désaccord. Le divertissement, lui, est sans effort. Il promet gratification instantanée, stimulation émotionnelle et évasion permanente des pesanteurs du réel.
Quand une population se laisse distraire par des futilités, quand la vie culturelle se redéfinit comme une ronde perpétuelle de divertissements, quand la conversation publique sérieuse devient une forme de babillage infantile, quand, en somme, un peuple se transforme en public et que ses affaires publiques deviennent un spectacle de vaudeville, alors une nation est en danger ; la mort de la culture devient une possibilité claire. — Neil Postman
La forme d’oppression la plus efficace n’est pas la botte sur la nuque, mais l’oreiller moelleux sous la tête, qui nous endort dans un état où la liberté ne nous préoccupe plus. Nous nous immergeons tellement dans le spectacle que nous oublions qu’il existe un monde au-delà de la scène – un monde qui exige notre participation réfléchie.
Un appel à l’attention : reconquérir nos esprits
• Cultiver un regard critique : Apprendre à distinguer l’information authentique du simple divertissement, même lorsqu’ils sont présentés ensemble.
• Privilégier la profondeur à la largeur : Rechercher des sources qui favorisent une attention soutenue et une analyse critique, plutôt qu’un flux incessant de fragments déconnectés.
• S’engager dans une citoyenneté active : Se rappeler que le discours public n’est pas un sport de spectateur. Il exige participation, débat réfléchi et volonté d’affronter des vérités inconfortables.
• Accueillir l’ennui : Laisser place à la contemplation silencieuse, à la lecture et à la réflexion, plutôt que de saisir immédiatement la prochaine distraction.
À une époque où les algorithmes des réseaux sociaux sont conçus pour maximiser notre engagement en nous servant ce que nous « aimons », et où les cycles d’information produisent du sensationnalisme à la chaîne, les analyses de Postman sont plus pertinentes que jamais. Son œuvre nous oblige à affronter une vérité dérangeante : la plus grande menace pour notre capacité à nous gouverner nous-mêmes n’est peut-être pas un régime tyrannique, mais notre propre appétit insatiable de diversion.
Le choix nous appartient encore : nous laisser divertir jusqu’à l’irrélevance, ou nous éveiller à la profonde responsabilité d’une existence réfléchie. Quel chemin choisirons-nous ?
