"L'État totalitaire mondial"
Voici des extraits d'une entrevue que Peter Thiel, le "big boss" de Palantir, a donnée au cours des derniers jours, publiée par le New York Times.
J'ai sélectionné les extraits qui nous amènent au cœur d'un débat politico-mystico-religieux avec celui qui, potentiellement, détient la clé du puits de l'abîme...
Thiel : Mais je pense toujours que si nous devons aborder les risques existentiels dans ce cadre, nous devrions peut-être aussi aborder le risque d'un autre type de singularité néfaste, que je décrirais comme l'État totalitaire mondial. Car je dirais que la solution politique par défaut que les gens ont à tous ces risques existentiels est une gouvernance mondiale. Que faire des armes nucléaires ? Nous avons une Organisation des Nations Unies dotée de véritables pouvoirs pour les contrôler, et elles sont contrôlées par un ordre politique international. Et puis, quelque chose comme : que faire de l'IA ? Et nous avons besoin d'une gouvernance informatique mondiale. Nous avons besoin d'un gouvernement mondial pour contrôler tous les ordinateurs, enregistrer chaque frappe au clavier, afin de s'assurer que personne ne programme une IA dangereuse. Et je me demande si ce n'est pas passer de la poêle à frire au feu.
Le cadre philosophique athée est « Un monde ou rien ». Il s'agit d'un court métrage réalisé par la Fédération des scientifiques américains à la fin des années 40. Il commence par la bombe nucléaire qui fait exploser le monde, et il est évident qu'un gouvernement mondial unique est nécessaire pour l'arrêter : un monde ou rien. Et le cadre chrétien, qui, d'une certaine manière, pose la même question, est : Antéchrist ou Armageddon ? Soit on a l'État mondial unique de l'Antéchrist, soit on marche comme des somnambules vers Armageddon. « Un monde ou rien », « Antéchrist ou Armageddon », dans un certain sens, sont la même question.
J'ai beaucoup d'idées sur ce sujet, mais une question se pose – et c'était une lacune dans l'intrigue de tous ces livres sur l'Antéchrist – : comment l'Antéchrist prend-il le contrôle du monde ? Il prononce des discours démoniaques et hypnotiques, et les gens se laissent prendre. C'est ce démonium, Ex-Machina…
Douthat : C'est totalement — c'est invraisemblable.
Thiel : C’est une faille dans l’intrigue très invraisemblable. Mais je pense que nous avons une solution. Pour que l’Antéchrist prenne le contrôle du monde, il faut parler sans cesse d’Armageddon. On parle sans cesse de risque existentiel, et c’est ce qu’il faut réguler. C’est l’inverse de l’image de la science baconienne des XVIIe et XVIIIe siècles, où l’Antéchrist est un génie technologique maléfique, un scientifique maléfique qui invente une machine pour conquérir le monde. Les gens ont bien trop peur pour ça.
Dans notre monde, c'est l'inverse qui a une résonance politique. Ce qui a une résonance politique, c'est qu'il faut stopper la science, dire « stop ». Et c'est là qu'au XVIIe siècle, j'imagine un Docteur Folamour, un Edward Teller, prendre le contrôle du monde. Dans notre monde, ce serait bien plus probablement Greta Thunberg.
Douthat : Je voudrais proposer un compromis entre ces deux options. Autrefois, la crainte raisonnable de l’Antéchrist était une sorte de magicien de la technologie. Aujourd’hui, cette crainte raisonnable est celle de quelqu’un qui promet de contrôler la technologie, de la sécuriser et d’instaurer ce qui, selon vous, serait une stagnation universelle, n’est-ce pas ?
Thiel : Eh bien, c'est plutôt ma description de la façon dont cela se passerait.
Douthat : C'est vrai.
Thiel : Je pense que les gens ont encore peur d'un Antéchrist du XVIIe siècle. On a toujours peur du Docteur Folamour.
Douthat : Oui, mais vous dites que le véritable Antéchrist jouerait sur cette peur et dirait : Vous devez venir avec moi pour éviter Skynet, pour éviter le Terminator, pour éviter l'Armageddon nucléaire.
Thiel : Oui.
Douthat : Je pense qu’en regardant le monde actuel, je dirais qu’il faudrait un certain type de progrès technologique pour concrétiser cette peur.
Je comprends donc que le monde puisse se tourner vers quelqu'un qui promet la paix et la réglementation s'il est convaincu que l'IA est sur le point de tout détruire. Mais je pense que pour en arriver là, il faut qu'un scénario apocalyptique accélérationniste se mette en place. Pour obtenir la paix et la sécurité, Antéchrist, il faut davantage de progrès technologiques.
L'un des principaux échecs du totalitarisme au XXe siècle résidait dans son manque de connaissances : il ne pouvait pas savoir ce qui se passait dans le monde. Il faut donc l'IA, ou quoi que ce soit d'autre, pour contribuer à la paix et à la sécurité du régime totalitaire. Ne pensez-vous pas qu'il faille, dans le pire des cas, imaginer une vague de progrès, ensuite maîtrisée et utilisée pour imposer un totalitarisme stagnant ? On ne peut pas y arriver comme ça, à partir de la situation actuelle.
Thiel : Eh bien, ça peut ——
Douthat : Par exemple, Greta Thunberg est sur un bateau en Méditerranée pour manifester contre Israël. Je ne vois tout simplement pas la promesse d'une protection contre l'IA, la technologie, ni même le changement climatique comme un puissant cri de ralliement universel, en l'absence d'un changement accéléré et d'une réelle crainte d'une catastrophe totale.
Thiel : C'est vraiment dur de trouver des arguments pour ces choses-là, mais je trouve que l'écologie est assez puissante. Je ne sais pas si elle est suffisamment puissante pour créer un État totalitaire mondial, mais bon sang, c'est…
(...)
Douthat : Et ma question très précise pour vous : vous êtes un investisseur dans l'IA. Vous êtes profondément investi dans Palantir, dans la technologie militaire, dans les technologies de surveillance et de guerre, etc. Et il me semble que lorsque vous me racontez une histoire sur l'Antéchrist arrivant au pouvoir et utilisant la peur du changement technologique pour imposer l'ordre au monde, j'ai l'impression que l'Antéchrist utiliserait peut-être les outils que vous construisez. Par exemple, l'Antéchrist ne dirait-il pas : Super, nous n'aurons plus de progrès technologique, mais j'aime beaucoup ce que Palantir a fait jusqu'à présent. N'est-ce pas une préoccupation ? Ne serait-ce pas l'ironie de l'histoire que l'homme qui s'inquiète publiquement de l'Antéchrist précipite accidentellement son arrivée ?
Thiel : Écoutez, il y a tous ces scénarios différents. Je ne pense évidemment pas que ce soit ce que je fais.
Douthat : Pour être clair, je ne pense pas que ce soit ce que vous faites non plus. Je m'intéresse simplement à la façon dont vous parvenez à un monde prêt à se soumettre à un régime autoritaire permanent.
Thiel : Eh bien, il existe différentes gradations. Mais ce que je viens de vous dire est-il si absurde, comme description générale de la stagnation, que le monde entier se soumette depuis 50 ans au pacifisme et au sécuritarisme ? C’est ce que dit 1 Thessaloniciens 5:3 : le slogan de l’Antéchrist est « paix et sécurité ».
(...)
Douthat : Donc, d’une certaine manière, nous vivons déjà sous le règne modéré de l’Antéchrist, selon cette version. Pensez-vous que Dieu contrôle l’histoire ?
Thiel : [ pause ] Bon, encore une fois… Je pense qu'il y a toujours de la place pour la liberté et le choix humains. Ces choses ne sont pas absolument prédéterminées d'une manière ou d'une autre.
Douthat : Mais Dieu ne nous laisserait pas éternellement sous le règne d'un Antéchrist modéré et stagnant, n'est-ce pas ? L'histoire ne peut pas se terminer ainsi, n'est-ce pas ?
Thiel : Attribuer trop de causalité à Dieu est toujours problématique. Je peux vous citer différents versets bibliques, mais je vous citerai Jean 15:25, où le Christ dit : « Ils m’ont haï sans cause. » Donc, tous ceux qui persécutent le Christ n’ont aucune raison, aucune raison de le persécuter. Et si nous interprétons ce verset comme un verset de causalité ultime, ils veulent dire : « Je persécute parce que Dieu m’a poussé à faire cela. Dieu est la cause de tout. »
Et la vision chrétienne est anticalviniste. Dieu n'est pas derrière l'histoire. Dieu n'est pas à l'origine de tout. Si vous dites que Dieu est à l'origine de tout…
Douthat : Mais attendez, mais Dieu est ——
Thiel : Tu fais de Dieu le bouc émissaire.
Douthat : Mais Dieu est derrière l’entrée de Jésus-Christ dans l’histoire, car il n’allait pas nous laisser dans un Empire romain stagnant et décadent, n’est-ce pas ? Donc, à un moment donné, Dieu interviendra.
Thiel : Je ne suis pas si calviniste que ça. Et ——
Douthat : Mais ce n'est pas du calvinisme. C'est juste du christianisme. Dieu ne nous laissera pas éternellement scruter des écrans et écouter Greta Thunberg nous faire la morale. Il ne nous abandonnera pas à ce sort.
Thiel : Pour le meilleur et pour le pire, je pense qu’il y a une grande marge de manœuvre pour l’action humaine, pour la liberté humaine. Si je pensais que ces choses étaient déterministes, autant l’accepter : les lions arrivent. Il faut juste faire du yoga et de la méditation priante, et attendre que les lions nous dévorent. Et je ne pense pas que ce soit ce qu’il faut faire.
Douthat : Je suis d’accord. Et sur ce point, j’essaie simplement d’être optimiste et de suggérer qu’en essayant de résister à l’Antéchrist, en usant de votre liberté humaine, vous devriez espérer réussir, n’est-ce pas ?
Thiel : Nous pouvons être d’accord là-dessus.
Douthat : Bien. Peter Thiel, merci de m'avoir rejoint.
Thiel : Merci.
https://www.nytimes.com/2025/06/26/opinion/peter-thiel-antichrist-ross-douthat.html
Source : Isabelle