Le 8 juin 1978, Alexandre Soljenitsyne a délivré son discours mémorable à l’Université Harvard, dans le cadre de la célébration du 327e anniversaire de la création de cette institution.
Dans ce discours, devenu célèbre pour sa portée prophétique, Soljenitsyne a dénoncé la « liberté destructrice et irresponsable » qui a laissé la société occidentale sans défense face à l’abîme de la décadence humaine, notamment en ce qui concerne l’usage abusif de la liberté dans la violence morale infligée aux enfants, à travers des films regorgeant de pornographie, de crimes et d’horreur.
« On considère que tout cela fait partie de ce qu’on appelle la liberté et que cela peut être, en théorie, contrebalancé par le droit qu’ont ces enfants de ne pas regarder ou de rejeter ces spectacles. L’organisation légaliste de la vie a ainsi révélé son incapacité à se protéger contre l’érosion du mal… »
Il a rappelé que lors de la fondation des États occidentaux modernes, il fut établi comme principe que les gouvernements sont au service de l’homme, dont la vie est orientée vers la liberté et la quête du bonheur (principes mis en avant par les Américains dans la Déclaration d’Indépendance). « Aujourd’hui, enfin, après des décennies de progrès social et technique, cette aspiration a été réalisée : un État qui assure le bien-être général. Chaque citoyen a obtenu la liberté tant désirée, ainsi que la qualité et la quantité de biens matériels à sa disposition, qu’il peut, du moins en théorie, acquérir à tout moment, une félicité complète – mais une félicité qui, à l’aune de l’écoulement de ces décennies, s’apparente à un appauvrissement. »
Le grand traditionaliste russe a déploré que « les États deviennent sans cesse plus matérialistes. L’Occident a défendu avec succès, et même au-delà de toute mesure, les droits de l’homme, mais l’homme a vu sa conscience de sa responsabilité envers Dieu et la société se flétrir totalement. Au cours des dernières décennies, cet égoïsme juridique de la philosophie occidentale a été pleinement réalisé, si bien que le monde se trouve dans une profonde crise spirituelle et dans une impasse politique. Et tous les triomphes de la technique, y compris la conquête de l’espace, ce Progrès tant vanté, n’ont pas réussi à racheter la misère morale dans laquelle le XXe siècle est tombé, une misère que personne n’avait soupçonnée au XIXe siècle. »
Il a affirmé qu’il n’existe pas de grandes différences entre l’Est communiste (de l’époque) et l’Occident libéral. « À première vue, cette convergence semble honteuse : comment pourrait-il y avoir aujourd’hui des points communs entre la pensée occidentale et celle de l’Est ? C’est pourtant la logique matérialiste… » Soljenitsyne a précisé qu’il ne proposerait pas l’Occident comme modèle de développement pour la Russie.
« J’espère que personne ici ne me soupçonnera de critiquer le système occidental dans l’idée de suggérer le socialisme comme alternative. Loin de là ! Ayant connu un pays où le socialisme a été mis en œuvre, je ne plaiderai aucunement pour une telle alternative […]. Mais si l’on me demandait, à l’inverse, si je pourrais proposer l’Occident, dans son état actuel, comme modèle pour mon pays, je répondrais en toute honnêteté par la négative. Non, je ne prendrai pas votre société comme modèle pour la transformation de mon pays. Bien sûr, une société ne peut demeurer dans les abîmes de l’anarchie, comme c’est le cas de mon pays. Mais il est tout aussi dégradant pour une société de se complaire dans un état fade, dépourvu d’âme, comme le vôtre. Après avoir souffert pendant des décennies de la violence et de l’agression, l’âme humaine aspire à des choses plus élevées, plus ardentes, plus pures que celles offertes aujourd’hui par les stéréotypes d’une société de masse, façonnés par l’invasion révoltante de la publicité commerciale, par l’abrutissement des programmes télévisés et par une musique intolérable. »
« Je suis sincèrement heureux d’être parmi vous à l’occasion du 327e anniversaire de la fondation de cette université si ancienne et illustre. La devise de Harvard est Veritas. La vérité, cependant, est rarement plaisante à entendre ; elle est presque toujours amère. Mon discours d’aujourd’hui contient une part de vérité. Je vous l’apporte en tant qu’ami, non en adversaire. Il y a trois ans, j’ai été conduit aux États-Unis pour dire des choses qui ont été rejetées, qui semblaient inacceptables. Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui les acceptent… »
La chute des « élites »
Pour un observateur extérieur, le déclin du courage est peut-être la caractéristique la plus frappante de l’Occident. Le monde occidental a perdu son courage civique, tant dans son ensemble que dans chaque pays, chaque gouvernement et, bien entendu, au sein de l’Organisation des Nations Unies. Ce déclin du courage est particulièrement marqué au sein de la classe dirigeante et, de manière prédominante, dans la sphère intellectuelle, ce qui donne l’impression que la société tout entière est dépourvue de courage. Les politiciens et les intellectuels, en particulier, manifestent cette faiblesse, cette hésitation, dans leurs actions, leurs discours et, surtout, dans les considérations théoriques qu’ils avancent avec empressement pour justifier que leur manière d’agir – qui fonde la politique d’un État sur la lâcheté et le servilisme – est pragmatique, rationnelle, légitime, et se situe même à un certain niveau d’élévation intellectuelle, voire morale. Ce déclin du courage, qui, par endroits, va jusqu’à la perte de toute trace de virilité, est souligné avec une ironie particulière par les cas de politiciens ou d’intellectuels soudain saisis d’un élan de bravoure et d’intransigeance face à des gouvernements faibles, des pays démunis que personne ne soutient, ou des mouvements condamnés par tous et incapables de riposter. En revanche, leurs langues se taisent et leurs mains se figent lorsqu’ils font face à des gouvernements puissants, à des forces menaçantes, à des agresseurs ou à l’Internationale de la terreur. Faut-il encore rappeler que le déclin du courage a toujours été considéré comme le signe avant-coureur de la fin ?
Lorsque les États occidentaux modernes ont été fondés, il fut établi comme principe que les gouvernements sont au service de l’homme, dont la vie est orientée vers la liberté et la quête du bonheur (principes mis en avant par les Américains dans la Déclaration d’Indépendance). Aujourd’hui, enfin, après des décennies de progrès social et technique, cette aspiration a été réalisée : un État qui assure le bien-être général. Chaque citoyen a obtenu la liberté tant désirée, ainsi que la qualité et la quantité de biens matériels à sa disposition, qu’il peut, du moins en théorie, acquérir à tout moment, une félicité complète – mais une félicité qui, à l’aune de l’écoulement de ces décennies, s’apparente à un appauvrissement.
Une société en dépression
L’indépendance individuelle face à diverses formes de pression a été garantie par l’État, et la majorité des gens ont bénéficié d’un bien-être à un niveau que leurs parents et grands-parents n’auraient pu imaginer. Il est devenu possible d’élever les jeunes selon ces idéaux, de les préparer et de les inciter au développement physique, au bonheur, au divertissement, à la possession de biens matériels et d’argent, à la détente, à une liberté pratiquement illimitée dans le choix des plaisirs. Pourquoi renonceraient-ils à tout cela ? Au nom de quoi risqueraient-ils leur précieuse existence pour défendre le bien commun, surtout lorsque, de manière suspecte, la sécurité nationale doit être défendue quelque part, dans un pays lointain ?
La biologie elle-même nous enseigne qu’un niveau excessif de confort n’est pas bénéfique pour l’organisme. Aujourd’hui, le confort de la vie dans la société occidentale commence à révéler son masque nuisible. La société occidentale a choisi le type d’organisation le mieux adapté à ses objectifs, une organisation que je qualifierais de légaliste. Les limites des droits de l’homme et du bien sont fixées dans le cadre d’un système de lois ; ces limites, cependant, sont très relatives. Les Occidentaux ont acquis une remarquable aisance à utiliser, interpréter et manipuler la loi, alors que les lois tendent à devenir bien trop complexes pour qu’une personne moyenne puisse les comprendre sans l’aide d’un spécialiste. Tout conflit est résolu en recourant à la lettre de la loi, qui doit avoir le dernier mot. Si quelqu’un adopte un point de vue légal, rien ne peut lui être opposé ; personne ne peut lui faire remarquer qu’il pourrait être dans une situation moralement illégitime. Il est inconcevable de lui parler de retenue, de renoncement ou d’abandon de ces droits ; quant à lui demander un sacrifice ou un geste désintéressé, cela semblerait totalement absurde. On n’entend jamais parler d’abstention ou de renoncement volontaire. Chacun lutte pour étendre ses propres droits jusqu’à la limite extrême du cadre légal.
Médiocrité spirituelle
D’autre part, un espace illimité a été accordé à une liberté destructrice et irresponsable. Il s’avère que la société dispose de moyens dérisoires pour se défendre contre l’abîme de la décadence humaine, par exemple en ce qui concerne l’usage abusif de la liberté dans la violence morale infligée aux enfants, à travers des films regorgeant de pornographie, de crimes et d’horreur. On considère que tout cela fait partie de ce qu’on appelle la liberté et que cela peut être, en théorie, contrebalancé par le droit qu’ont ces enfants de ne pas regarder ou de rejeter ces spectacles. L’organisation légaliste de la vie a ainsi révélé son incapacité à se protéger contre l’érosion du mal…
L’évolution a été graduelle, mais elle semble avoir pour point de départ la conception humaniste bienveillante selon laquelle l’homme, maître du monde, ne porte en lui aucune graine du mal, et que tout ce que notre existence offre en matière de vice est simplement le fruit de systèmes sociaux défectueux, qu’il suffit d’amender et de corriger. Pourtant, il est assez étrange de constater que la criminalité n’a pas disparu en Occident, même si les meilleures conditions de vie sociale semblent y avoir été atteintes. Au contraire, la criminalité est même plus présente que dans la société soviétique misérable et sans loi…
La presse fabrique un « esprit du temps »
« Tout le monde a le droit de tout savoir. » Mais c’est un slogan hypocrite, celui d’une société hypocrite. Bien plus précieux est le droit confisqué des individus à ne pas savoir, à ne pas voir leur âme divine étouffée par les ragots, les sottises et les paroles vaines. Une personne menant une vie laborieuse et pleine de sens n’a nullement besoin de ce flot oppressant et incessant d’informations […].
Un autre phénomène ne manquera pas d’étonner un observateur venu de l’Est totalitaire, avec sa presse rigoureusement univoque : la découverte d’un courant général d’idées privilégiées au sein de la presse occidentale dans son ensemble, une sorte d’« esprit du temps », basé sur des critères de jugement universellement reconnus, des intérêts communs, dont l’ensemble donne l’impression non pas d’une compétition, mais d’une uniformité. Il y a peut-être une liberté illimitée de la presse, mais certainement pas pour le lecteur. Les journaux ne font que transmettre avec force et emphase toutes ces opinions qui ne contredisent pas le courant dominant. Sans avoir besoin de censure, les idées à la mode sont soigneusement séparées de celles qui s’en écartent, et ces dernières, sans être formellement interdites, n’ont que peu de chances de percer dans les revues littéraires, les périodiques, ou même d’être transmises dans l’enseignement supérieur. Vos étudiants sont libres au sens légal du terme, mais ils sont prisonniers des idoles portées à bout de bras par l’enthousiasme de la mode. Sans qu’il y ait, comme en Orient, une violence ouverte, cette sélection opérée par la mode, ce besoin de se conformer à des modèles standardisés, empêche les penseurs les plus originaux de contribuer à la vie publique et engendre un dangereux esprit grégaire, qui fait obstacle à une véritable croissance. L’erreur matérialiste de la pensée moderne Tout le monde reconnaît que l’Occident montre au monde la voie d’un développement économique réussi, même s’il a pu être sérieusement ébranlé ces dernières années par une inflation chaotique. Pourtant, beaucoup de gens en Occident ne sont pas satisfaits de la société dans laquelle ils vivent. Ils la méprisent ou l’accusent de ne pas atteindre le niveau de maturité requis par l’humanité. Et nombreux sont ceux qui se sentent attirés par le socialisme, ce qui représente une tentation fausse et dangereuse. J’espère que personne ici ne me soupçonnera de critiquer le système occidental dans l’idée de suggérer le socialisme comme alternative. Loin de là ! Ayant connu un pays où le socialisme a été mis en œuvre, je ne plaiderai aucunement pour une telle alternative […]. Mais si l’on me demandait, à l’inverse, si je pourrais proposer l’Occident, dans son état actuel, comme modèle pour mon pays, je répondrais en toute honnêteté par la négative. Non, je ne prendrai pas votre société comme modèle pour la transformation de mon pays. Bien sûr, une société ne peut demeurer dans les abîmes de l’anarchie, comme c’est le cas de mon pays. Mais il est tout aussi dégradant pour une société de se complaire dans un état fade, dépourvu d’âme, comme le vôtre. Après avoir souffert pendant des décennies de la violence et de l’agression, l’âme humaine aspire à des choses plus élevées, plus ardentes, plus pures que celles offertes aujourd’hui par les stéréotypes d’une société de masse, façonnés par l’invasion révoltante de la publicité commerciale, par l’abrutissement des programmes télévisés et par une musique intolérable.
Tout cela est particulièrement sensible pour de nombreux observateurs du monde entier. Le mode de vie occidental apparaît de moins en moins comme un modèle à suivre. Des symptômes éloquents montrent que l’histoire adresse des avertissements à une société menacée ou en danger. Ces avertissements incluent le déclin des arts ou l’absence d’hommes d’État. Parfois, ces signes sont particulièrement concrets et explicites.
Le centre de votre démocratie et de votre culture a été privé d’électricité pendant quelques heures [le 13 juillet 1977, une panne d’électricité a affecté neuf millions de personnes à New York, les laissant dans l’obscurité pendant 25 heures – note du traducteur], et voilà que, soudain, une foule de citoyens américains se sont livrés au pillage et au désordre. Cela signifie que le vernis est encore à parfaire et que le système social est instable, voire faible à certains égards. Mais la lutte pour notre planète, lutte à la fois physique et spirituelle, une lutte de proportions cosmiques, n’est pas reléguée à un futur lointain ; elle a déjà commencé. Les forces du Mal ont lancé leur offensive décisive. Vous ressentez déjà leur pression, et pourtant, vos écrans et vos écrits sont pleins de sourires commandés et de verres levés. D’où vient cette joie ? Comment l’Occident a-t-il pu glisser de sa marche triomphale vers la faiblesse actuelle ? A-t-il connu, dans son évolution, des points de non-retour qui lui ont été fatals, a-t-il perdu son chemin ? Il ne semble pas. L’Occident a continué d’avancer à pas assurés, conformément aux intentions proclamées pour la société, main dans la main avec un progrès technologique stupéfiant. Et, tout à coup, il s’est retrouvé dans cet état de faiblesse. Cela signifie que l’erreur doit se trouver à la racine, au fondement même de la pensée moderne. Je parle de la vision du monde qui a prévalu en Occident à l’époque moderne. Je parle de la vision du monde née à la Renaissance, dont les développements politiques se sont manifestés à partir du Siècle des Lumières. Elle est devenue la base des doctrines socio-politiques et pourrait être qualifiée d’humanisme rationaliste ou d’autonomie humaniste : l’autonomie proclamée et exercée par l’homme face à toutes les forces qui le dépassent. On peut aussi parler d’anthropocentrisme : l’homme est vu comme le centre de tout.
Historiquement, il est possible que le léger déclin amorcé à la Renaissance ait été inévitable. Le Moyen Âge était arrivé à épuisement en raison d’une répression intolérable de la nature charnelle de l’homme, au profit de sa nature spirituelle. Mais, en s’éloignant de l’esprit, l’homme s’est emparé de tout ce qui est matériel, avec excès et sans mesure. La pensée humaniste, qui s’est proclamée notre guide, n’admettait pas l’existence d’un mal intrinsèque en l’homme et ne voyait d’autre mission plus noble que de répandre le bonheur sur terre. C’est ainsi que la civilisation occidentale moderne, nouvellement née, s’est engagée sur la pente dangereuse de l’adoration de l’homme et de ses besoins matériels. Tout ce qui allait au-delà du bien-être physique et de l’accumulation de biens matériels, toutes les autres besoins humains propres à une nature plus subtile et élevée, a été rejeté hors du champ d’intérêt de l’État et du système social, comme si la vie n’avait aucun sens plus élevé. Ainsi, des brèches ont été ouvertes, par lesquelles le mal s’est engouffré, et son souffle fétide s’épand aujourd’hui librement. Plus de liberté en soi ne résout en rien les problèmes humains du monde ; elle en ajoute même de nouveaux.
L’Occident aussi matérialiste que l’Est
Pourtant, dans les jeunes démocraties, comme la démocratie américaine naissante, tous les droits individuels de l’homme reposaient sur la conviction que l’homme est une créature de Dieu. En d’autres termes, la liberté était accordée à l’individu sous condition, soumise à sa responsabilité religieuse constante. Telle était l’héritage du siècle dernier [XIXe siècle].
Ces limites se sont estompées en Occident, où une émancipation complète est survenue, en dépit de l’héritage moral des siècles chrétiens, avec leurs miracles de miséricorde et de sacrifice. Les États deviennent sans cesse plus matérialistes. L’Occident a défendu avec succès, et même au-delà de toute mesure, les droits de l’homme, mais l’homme a vu sa conscience de sa responsabilité envers Dieu et la société se flétrir totalement. Au cours des dernières décennies, cet égoïsme juridique de la philosophie occidentale a été pleinement réalisé, si bien que le monde se trouve dans une profonde crise spirituelle et dans une impasse politique. Et tous les triomphes de la technique, y compris la conquête de l’espace, ce Progrès tant vanté, n’ont pas réussi à racheter la misère morale dans laquelle le XXe siècle est tombé, une misère que personne n’avait soupçonnée au XIXe siècle.
L’humanisme, en devenant de plus en plus matérialiste, a permis, avec une efficacité remarquable, que ses concepts soient d’abord utilisés par le socialisme, puis par le communisme, si bien que Karl Marx a pu dire en 1844 que « le communisme est un humanisme naturalisé ». Il s’est avéré par la suite que ce jugement était loin d’être faux. On retrouve les mêmes pierres fondatrices dans un humanisme dégradé et dans toutes les formes de socialisme : un matérialisme effréné, une émancipation vis-à-vis de la religion et de la responsabilité religieuse, une focalisation des esprits sur les structures sociales avec une approche prétendument scientifique. Ce n’est pas un hasard si toutes les promesses rhétoriques du communisme se centrent sur l’Homme avec un grand H et sur son bonheur terrestre. À première vue, cette convergence semble honteuse : comment pourrait-il y avoir aujourd’hui des points communs entre la pensée occidentale et celle de l’Est ? C’est pourtant la logique matérialiste…
Je ne pense pas au cas d’une catastrophe provoquée par une guerre mondiale et aux changements qu’elle pourrait engendrer dans la société. Tant que nous nous réveillons chaque matin sous un soleil doux, notre vie sera inévitablement tissée de banalités quotidiennes.
Mais il s’agit d’un désastre déjà présent en nous pour beaucoup. Je parle du désastre d’une conscience humaniste parfaitement autonome et irréligieuse. Elle a fait de l’homme la mesure de toutes choses sur terre, un homme imparfait, jamais totalement débarrassé de l’orgueil, de l’égoïsme, de l’envie, des désirs, de la vanité et de tant d’autres péchés. Nous payons aujourd’hui pour les erreurs qui n’ont pas surgi subitement au début de notre voyage. Sur le chemin qui nous a menés de la Renaissance à aujourd’hui, notre expérience s’est enrichie, mais nous avons perdu l’idée d’une entité supérieure qui, jadis, refrénait nos passions et notre irresponsabilité.
Nous avons placé trop d’espoirs dans les transformations politico-sociales, et il apparaît maintenant que nous avons écarté ce que nous avions de plus précieux : notre vie intérieure. À l’Est, elle est piétinée par la foire du Parti unique ; à l’Ouest, par la foire du Commerce. Ce qui est effrayant, ce n’est même pas la réalité d’un monde brisé, mais le fait que ses parties souffrent de la même maladie. Si l’homme, comme le proclame l’humanisme, n’était né que pour le bonheur, il ne serait pas né pour mourir. Mais, voué corporellement à la mort, sa mission sur cette terre est d’autant plus spirituelle : non pas un cri quotidien, non pas la recherche des meilleurs moyens d’acquérir puis de dépenser joyeusement des biens matériels, mais l’accomplissement d’un devoir ardu et permanent, afin que le chemin de toute notre vie devienne l’expérience d’une élévation spirituelle : quitter ce monde en tant que créatures plus nobles que nous n’y sommes entrées.
Regarder vers le haut, vers l’échelle des valeurs humaines
Si le monde n’est pas encore arrivé à sa fin, il a atteint une étape décisive de son histoire, comparable en importance à la transition du Moyen Âge à la Renaissance. Cette transition exige de nous une ferveur spirituelle. Nous devons nous élever vers une perspective plus haute, une nouvelle conception de la vie, où notre nature charnelle ne sera plus diabolisée comme au Moyen Âge, et où notre nature spirituelle ne sera plus piétinée comme à l’époque moderne. Notre ascension nous conduit vers une nouvelle étape anthropologique. Sur cette Terre, personne n’a d’autre solution que de s’élever vers les hauteurs. Toujours plus haut.
Péonia.