Déjà, dans le Sud global, cette décision est perçue pour ce qu’elle est : la construction d’un nouveau champion du bloc occidental, un pion utile dans la stratégie d’endiguement américaine en Amérique latine et de prise de contrôle des réserve pétrolière du Venezuela.
Rien pour la paix, tout pour le pouvoir
Pire encore, cette distinction pourrait servir de justification morale à la relance d’un vieux rêve américain : le renversement militaire du pouvoir chaviste et la mise au pas du Venezuela. L’ombre de Donald Trump plane derrière cette opération symbolique : l’homme a promis de « rendre le Venezuela libre », comprenez « de le remettre dans l’orbite de Washington ». Ce prix, derrière sa rhétorique humaniste, sent la poudre.
L’ingérence américaine : une vieille histoire
– En 2002, Washington soutient ouvertement le coup d’État de Pedro Carmona contre Hugo Chávez : l’administration Bush reconnaît immédiatement le nouveau pouvoir putschiste avant même que les chars n’aient quitté les rues de Caracas.
– Dans les années suivantes, la CIA multiplie les opérations de renseignement et de déstabilisation, financées via la National Endowment for Democracy (NED) et l’USAID, canaux officiels du “soft power” américain.
– En 2015, Barack Obama (autre prix Nobel "de la Paix") signe un décret qualifiant le Venezuela de “menace extraordinaire pour la sécurité nationale des États-Unis” — une phrase clé qui permet de déclencher toute la panoplie des sanctions économiques et financières.
– En 2019, sous Trump (Premier), Washington reconnaît Juan Guaidó comme “président intérimaire” du Venezuela, encourage une tentative de soulèvement militaire et soutient le “coup humanitaire” de Cúcuta.
– La même année, le Trésor américain saisit l’or vénézuélien stocké à la Banque d’Angleterre et impose un blocus pétrolier total, asphyxiant le pays.
– Les États-Unis déploie e aujourd’hui une flotte militaire au large du Venezuela, sous prétexte de lutte antidrogue, mais dont la fonction stratégique réelle est de maintenir la pression, voire de mener une invasion.
Blocus, sanctions, sabotage, financement d’opposition, actions clandestines — la panoplie classique de la doctrine Monroe revisitée au XXIe siècle.
Rappelons pourquoi : le Venezuela détient les plus grandes réserves prouvées de pétrole au monde, évaluées à environ 303 milliards de barils selon l’OPEP. De quoi comprendre l’obsession américaine pour ce pays.
La fabrication d’une égérie « démocratique »
Pour s’assurer que María Corina Machado soit bien perçue comme la candidate du bloc occidental, le dispositif symbolique est complet. En 2024 déjà, elle recevait le prix Václav Havel du Conseil de l’Europe « pour la défense des droits de l’homme ». Puis, le Parlement européen lui décerne le prix Sakharov pour la liberté de l’esprit, conjointement avec Edmundo González Urrutia, un autre opposant à Maduro et ancien diplomate et dernier candidat à l'élection présidentielle en opposition à Madurao. « Lutte pour la démocratie », « résistance au totalitarisme” — tout le lexique occidental du Bien contre le Mal est mobilisé.
Le décor est planté : María Corina Machado devient l’icône proprette de la « résistance vénézuélienne ». La suite du scénario un « Venezuela libéré » — et privatisé — est écrite d’avance. Le scénario est peut-être même déjà en cours d'écriture pour un blockbuster hollywoodien ou une série phare de Netflix.
Une héritière de l’oligarchie comprador
Sa famille a fondé Electricidad de Caracas et les aciéries Sivensa — deux entreprises étroitement liées au capital américain.
Sivensa, fondée en 1948 par un trio d’investisseurs américains et un membre du clan Machado, était jusqu’à sa nationalisation en 2008 le principal producteur privé d’acier du pays. Quant à Electricidad de Caracas, elle fut vendue à la multinationale américaine AES Corporation, fondée par d’anciens membres de l’administration Nixon et Carter, avant d’être rachetée en 2007 par PDVSA, la compagnie pétrolière d’État, et intégrée à Corpoelec (entreprise nationale vénézuelienne d'électricité).
On peut difficilement faire plus clair : le clan Machado représente la bourgeoisie comprador, celle qui sert de courroie de transmission entre le capital américain et les richesses nationales et qui ont été le relais et les soutiens obéissants des décennies de dictatures pro-américaine en Amérique Latine. Dès lors, on peut légitimement se demander si son engagement politique ne vise pas simplement à récupérer les biens familiaux nationalisés sous Chávez et à restaurer la domination de son groupe dans un Venezuela « libéralisé ».
Une trajectoire sous influence
Le 11 avril, Pedro Carmona prend le pouvoir avec le soutien d’une partie des forces armées. Machado est présente au palais présidentiel, signe le « décret Carmona » dissolvant l’Assemblée nationale et suspendant les institutions démocratiques.
La manœuvre échoue après 47 heures — juste avant le délai de 48 heures qui aurait permis à Washington de reconnaître officiellement le nouveau régime, comme à Cuba lors du fiasco de la baie des Cochons.
Autant dire que son engagement « pacifique » commence dans le fracas des chars.
La NED, bras civil de la CIA
En 2004, María Corina Machado revient à des moyens plus « institutionnels » en organisant une pétition pour un référendum révocatoire contre Chávez, recueillant trois millions de signatures. L’opération est financée par la National Endowment for Democracy (NED), un organisme américain créé en 1983 et financé quasi exclusivement par le Congrès.
Officiellement, la NED « soutient la démocratie ». En pratique, elle finance des ONG, des médias et des partis politiques jugés compatibles avec les intérêts de Washington. Héritière des méthodes d’influence jadis conduites par la CIA, elle a soutenu nombre de « changements de régime » et autres « révolution de couleurs » (c'est même dans ses couloirs que ce concept est développé, d'abord pour renverser le régime de Milosevic en Yougoslavie) sous couvert de promotion de la société civile — du Nicaragua à Hong Kong, de la Russie au Venezuela.
En 2005, Machado et plusieurs membres de Súmate sont accusés de trahison pour avoir accepté ces financements étrangers. Peu de temps après, elle est reçue avec tous les honneurs à la Maison-Blanche par George W. Bush. La boucle est bouclée : celle que les médias européens présentent aujourd’hui comme une « démocrate courageuse » avait déjà l’oreille du président américain qui lança la guerre d’Irak.
Deux décennies de militantisme transatlantique
Les vingt années suivantes confirment ce tropisme atlantiste. En 2014, elle représente le Panama devant l’Organisation des États américains. En 2018, elle soutient le conservateur Iván Duque en Colombie, puis Juan Guaidó au Venezuela en 2019 — tous deux étroitement liés à Washington.
Une parfaite globaliste au service des intérêts américains, en réseau constant avec les droites latino-américaines.
En 2023, c’est son heure : elle remporte les primaires de l’opposition à Maduro avec 93,13 % des voix, en vue de l’élection présidentielle de 2024. Elle se présente comme « centriste », mais son programme économique est ultralibéral — privatisations massives, ouverture aux capitaux étrangers, dérégulation du secteur énergétique — autrement dit, le retour du modèle Pinochet sous vernis démocratique.
Et là encore, tout l’enjeu se résume en un mot : pétrole. Le contrôle des 303 milliards de barils vénézuéliens vaut bien quelques discours sur les droits de l’homme.
Répression, interdiction et revanche
Machado désigne alors Corina Yoris comme candidate de substitution, mais cette dernière est elle aussi écartée. C’est finalement Edmundo González Urrutia (son colistier du prix Sakharov du parlement européen) qui porte la bannière de la « Plateforme unitaire », avec le soutien de Machado.
L’ombre de l’extrême droite internationale
Sous couvert de défendre « la liberté et la propriété privée », cette initiative vise à constituer un réseau transnational d’extrême droite, le Forum de Madrid, regroupant les héritiers des dictatures militaires, les anciens barbouzes et les nouveaux relais du néoconservatisme atlantique.
C’est dire à quel point le prix Nobel décerné à Machado dépasse le Venezuela : il symbolise la victoire culturelle et idéologique du bloc occidental, même au prix d’un mensonge historique.
Quand le Nobel devient une arme
Récompenser une figure d’extrême droite, impliquée dans un coup d’État et inféodée à Washington, est non seulement absurde, mais délégitime ces distinctions.
Madame Machado n’a rien fait pour la paix. Son parcours est infiniment moins légitimes pour ce prix que Donald Trump lui-même — et c’est dire.
À moins que, plus tragiquement, ces institutions européennes ne soient désormais gangrenées par l’atlantisme, incapables de distinguer les intérêts de la démocratie de ceux du Pentagone. Ou alors, le comité Nobel, embarrassé à l’idée de devoir un jour honorer Trump, a préféré une figure de son camp, estampillée « féminine , latino et démocratique », pour donner à la future guerre contre le Venezuela la coloration d’une croisade morale.
On peut penser ce que l’on veut du régime de Maduro, y compris s’y opposer. Mais il faut reconnaître ceci : ce prix Nobel de la Paix est une tache sur l’histoire de la distinction.
Pour la première fois, un Nobel de la Paix pourrait servir à justifier le déclenchement d’une guerre.
Et au cas où les choses ne seraient pas claires, María Corina Machado « dédie ce prix au peuple souffrant du Venezuela et au président Trump pour son soutien déterminé à notre cause ».
Ce Nobel a un parfum orwellien.
La guerre, c’est la paix.
Georges Renard-Kuzmanovic.