samedi 1 novembre 2025

De Big Brother à Pegasus : anatomie de la surveillance moderne


De la NSA à Pegasus, de Snowden à Palantir, la promesse de liberté numérique s’est muée en un système global de surveillance. États, entreprises et marchés fusionnent dans une transparence forcée où la vie privée devient une marchandise.



« Mais souviens-toi bien de ceci, Winston : il y aura toujours l’ivresse du pouvoir, croissante et sans fin, toujours plus subtile. À chaque instant, il y aura le frisson de la victoire, la sensation d’écraser sous son talon un ennemi sans défense.
Si tu veux te représenter l’image de l’avenir, imagine une botte piétinant un visage humain — éternellement.
Et souviens-toi que ce sera pour toujours. Le visage sera toujours là, offert à la botte. L’hérétique, l’ennemi de la société, sera toujours présent, pour être vaincu et humilié sans fin. Tout ce que produira l’humanité, le Parti le détruira. L’espionnage, les trahisons, les arrestations, les tortures, les exécutions, les disparitions ne cesseront jamais. Ce sera un monde de terreur autant qu’un monde de triomphe. Plus le Parti sera puissant, moins il sera tolérant ; plus l’opposition s’affaiblira, plus le despotisme deviendra rigoureux.
Mais toujours, nous aurons ici l’hérétique à notre merci, hurlant de douleur, brisé, dégradé — et finalement repentant, sauvé de lui-même, rampant à nos pieds de son plein gré. Voilà le monde que nous préparons, Winston. Un monde de victoire après victoire, de triomphe après triomphe : une pression incessante, une pression éternelle, sur le nerf du pouvoir. »

George Orwell, 1984 (Livre III, chapitre III)

Il fut un temps où ces lignes semblaient réservées à la littérature dystopique, comme un avertissement contre les excès du totalitarisme, un cauchemar d’un autre siècle. Mais au fil des années, l’univers d’Orwell s’est peu à peu glissé dans notre réalité, non pas par des bouleversements soudains, mais par la progression discrète de la technologie, de la peur et du confort. Aujourd’hui, la menace ne vient plus d’un État totalitaire, mais d’une surveillance généralisée, légale, connectée et démocratique.

La surveillance n’est pas nouvelle, mais elle a changé de forme. Autrefois, elle restait marginale : un téléphone mis sur écoute, un dossier confidentiel, une lettre ouverte. Aujourd’hui, elle fait partie intégrante du fonctionnement de nos sociétés. La collecte de données, la traçabilité des transactions, la géolocalisation, la reconnaissance faciale ou les écoutes dites préventives ne sont plus des exceptions, mais des pratiques courantes du pouvoir. Le citoyen n’est plus seulement gouverné, il est aussi cartographié, indexé et archivé.

L’idéologie du contrôle n’a plus besoin de force. Elle avance sous le prétexte de la sécurité, de la santé publique, de la lutte contre le terrorisme ou la désinformation. Ce qui semblait autrefois relever de la fiction policière est maintenant présenté comme une obligation morale : protéger, anticiper, prévenir. À force de vouloir éviter le mal, nous avons fini par surveiller tout le monde. Ce que les régimes autoritaires imposent par la peur, les démocraties l’obtiennent avec l’accord de la population.

La promesse du numérique, celle d’un espace de liberté et d’émancipation, s’est retournée contre nous. En voulant tout connecter, nous avons tout exposé : nos pensées, nos déplacements, nos préférences, nos relations. Les gouvernements, les grandes entreprises et les plateformes privées utilisent maintenant la même ressource, la donnée, dans le même but : rendre la réalité transparente. Ce n’est plus le citoyen qui regarde le monde, mais le monde qui le regarde.

L’Europe, qui se veut un exemple en matière de respect des droits fondamentaux, n’est pas épargnée par cette évolution. Le projet de loi récent, qui proposait de scanner les messages privés de tous les citoyens au nom de la lutte contre la criminalité, montre à quel point cette tendance est devenue profonde. Pour la première fois, une alliance entre libéraux et conservateurs français a envisagé d’instaurer, au cœur du continent, une surveillance algorithmique généralisée, celle-là même que critiquaient autrefois les opposants à la NSA ou à la Chine. Seule une réaction tardive de l’Allemagne a empêché le vote. Mais pour combien de temps encore ?

L’alerte n’est donc pas abstraite, elle est pressante. Ce qu’Orwell décrit, ce n’est pas seulement la tyrannie d’un État, mais la lente dégradation d’une société qui s’habitue à tout voir, tout entendre, tout enregistrer. Dans une telle société, la transparence n’est plus un progrès, mais devient une arme. Dans cette lutte discrète contre la vie privée, chaque loi, chaque caméra, chaque clic ajoute un détail à l’image du futur : celui d’un visage écrasé pour toujours.

Une vieille habitude des puissances : la surveillance, une constante historique
Le pouvoir de voir : des lettres ouvertes à la censure moderne

L’idée que le pouvoir doit observer pour gouverner remonte à bien avant la démocratie moderne. Depuis la naissance de l’État, on associe savoir et maîtrise. Dès que l’écriture devient un outil officiel, les souverains s’entourent de scribes, de comptables et de messagers pour rapporter les faits. Avec le temps, cette volonté d’observer s’organise et devient essentielle au pouvoir. La surveillance n’est donc pas née avec le numérique : elle fait partie de l’administration et de la police depuis toujours.

Sous l’Ancien Régime, la monarchie française avait déjà son “Cabinet noir”. Ce service secret, installé dans les bureaux de la Poste royale, ouvrait les lettres jugées suspectes, les lisait, les copiait, puis les refermait avant de les renvoyer. Diplomates étrangers, écrivains et opposants politiques étaient tous concernés. Voltaire, Beaumarchais, Mirabeau ont été espionnés par ce système précis, où les agents étaient fiers de leur habileté à ouvrir la cire sans la casser. Cette méthode discrète faisait déjà partie d’un ensemble plus large : un État qui voulait contrôler la circulation des idées. Contrôler l’écrit, c’est aussi contrôler le monde des symboles.

Avec la Révolution française, on aurait pu penser que ces pratiques disparaîtraient au nom de la liberté. Mais c’est l’inverse qui se passe. Le courrier des suspects, des prêtres réfractaires ou des émigrés est ouvert pour la sécurité de la République. L’idéal de transparence se transforme vite en suspicion généralisée : chaque citoyen peut devenir espion, chaque parole privée peut être un crime politique. La surveillance devient alors une partie de la culture administrative, vue non plus comme un abus, mais comme une vertu civique. Napoléon en fera une véritable science, en confiant à Fouché la création d’un appareil policier très efficace, basé sur les informateurs, les rapports et le contrôle des déplacements.

Au XIXᵉ siècle, cette logique s’affine. L’État moderne invente la statistique, la fiche et le registre. Les polices se centralisent, les identités sont codifiées, les empreintes digitales apparaissent. Le télégraphe puis le téléphone deviennent de nouveaux outils de surveillance. En France, les premières écoutes ont lieu sous la IIIᵉ République, surtout pendant les grandes grèves ou les crises politiques. Le pouvoir ne se limite plus à surveiller la rue, il surveille aussi la parole. Plus la communication s’accélère, plus l’État élargit sa surveillance. À cette époque, la censure est vue comme un outil d’ordre, non comme un scandale. Le tsarisme russe ouvre les lettres, l’Empire austro-hongrois intercepte la presse clandestine, la Prusse surveille les clubs politiques. L’industrialisation du renseignement accompagne celle de la presse : on lit les journaux pour savoir ce que pense le peuple, on surveille les cafés, les universités, les syndicats. La police n’est plus seulement répressive, elle devient aussi analytique. À Paris, les premiers fichiers d’agitateurs, de prostituées ou d’étrangers apparaissent dans les années 1880. La surveillance devient statistique et anticipatrice : elle ne se contente plus d’attendre le crime, elle cherche à le prévenir.

Le XXᵉ siècle ouvre une nouvelle ère : celle de la surveillance en temps de guerre. Pendant la Première Guerre mondiale, les États européens comprennent l’importance du renseignement à grande échelle. Câbles sous-marins, télégrammes et écoutes radio servent à suivre les mouvements ennemis et à surveiller les civils. Le “Ministère de l’Information” britannique et le “Deuxième Bureau” français mêlent propagande et interception. Les frontières entre renseignement militaire et civil deviennent floues. La censure postale devient courante : chaque lettre envoyée du front ou à un prisonnier est lue par un fonctionnaire anonyme qui décide ce qui peut être transmis.

Après 1918, cette culture du contrôle ne disparaît pas, elle change de forme. Pendant l’entre-deux-guerres, les États créent de plus en plus de fichiers politiques. La montée du communisme, les mouvements pacifistes et l’agitation sociale poussent à la création de services spécialisés. En France, la Sûreté nationale et les Renseignements généraux enregistrent les militants et les personnes jugées dangereuses pour la sécurité intérieure. En Allemagne, la Gestapo met en place une terreur bureaucratique : les citoyens deviennent eux-mêmes des relais d’un système d’observation généralisé, où la dénonciation devient un devoir patriotique. Que ce soit dans les démocraties ou les dictatures, le principe reste le même : il vaut mieux trop savoir que pas assez.

C’est à ce moment-là que le problème contemporain apparaît : la surveillance ne vise plus seulement des ennemis extérieurs, mais s’applique à toute la société. Elle n’est plus une arme utilisée ponctuellement, mais devient un outil permanent du gouvernement. Le contrôle des communications postales, des téléphones et des journaux n’est plus exceptionnel, il devient la règle, justifié par la raison d’État. Selon l’historien Michel Foucault, il s’agit d’un “regard panoptique” : une organisation sociale où le simple fait de pouvoir être observé suffit à influencer les comportements. La surveillance devient alors un langage politique.

Cette évolution prépare le changement du XXᵉ siècle, où la surveillance et le contrôle à distance deviennent courants. Plus la société communique, plus elle est exposée au regard des autorités. Chaque avancée technique, du téléphone au satellite, du fax à Internet, est perçue à la fois comme un progrès et une menace pour la vie privée. Le pouvoir de surveiller, qui nécessitait autrefois des espions et des lettres ouvertes à la cire, passe désormais par des câbles, des antennes et des algorithmes. Pourtant, l’objectif reste le même : s’assurer que personne n’échappe à la surveillance.

L’âge des oreilles : guerre froide et systèmes d’écoute planétaire

Après la Seconde Guerre mondiale, le monde découvre un nouveau pouvoir : celui des ondes. La radio, le téléphone, le radar et bientôt le satellite marquent le début d’une époque où l’information circule plus vite que les frontières. La guerre ne concerne plus seulement les armées, mais aussi les signaux. Les États se livrent à une bataille discrète pour intercepter, décoder et anticiper. C’est le temps des antennes, des câbles sous-marins et des micros cachés. Le XXe siècle entre alors dans l’ère de la surveillance généralisée.

La guerre froide accélère cette transformation. Deux blocs s’opposent, chacun cherchant à savoir ce que l’autre pense, prévoit ou prépare. L’équilibre nucléaire repose sur l’incertitude et la nécessité de découvrir les intentions adverses en surveillant les communications. C’est dans ce contexte qu’apparaît le réseau ECHELON, le système d’écoute le plus ambitieux jamais conçu. Créé à la fin des années 1940 grâce à l’accord UKUSA, il réunit les États-Unis, le Royaume-Uni, le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, appelés les “Five Eyes”. Au départ, il vise à intercepter les communications radio et satellitaires de l’Union soviétique et de ses alliés. Mais rapidement, son champ d’action s’étend : diplomates, entreprises, ONG, journalistes et même alliés européens sont aussi surveillés. Tout ce qui circule dans les airs peut être capté, filtré et archivé.

Pendant des décennies, ECHELON reste un secret à peine évoqué. Les stations d’écoute de Menwith Hill au Royaume-Uni, Pine Gap en Australie ou Sugar Grove aux États-Unis créent un réseau mondial. Chaque appel international ou message transmis par satellite peut être intercepté, transformé en texte et analysé par des programmes de reconnaissance linguistique simples. L’objectif n’est pas de tout comprendre, mais de tout collecter. En 2001, un rapport du Parlement européen confirme officiellement l’existence d’ECHELON : l’Europe, pourtant alliée de Washington, avait été surveillée pendant des années.

L’Occident n’est pas seul à surveiller. À l’Est, le bloc soviétique développe aussi ses propres systèmes d’écoute. En URSS, le KGB met en place un vaste réseau de surveillance interne, avec des millions de dossiers. En Allemagne de l’Est, la Stasi va encore plus loin : un habitant sur soixante collabore, de gré ou de force, avec la police politique. À Berlin-Est, des micros sont cachés dans les murs, les interrupteurs et les cadres. Les lettres sont ouvertes à la vapeur, les appels téléphoniques enregistrés, et même les odeurs corporelles sont conservées pour identifier les dissidents avec des chiens. L’espionnage devient une pratique courante, partagée par tous.

L’ironie de la guerre froide, c’est que deux modèles de surveillance finissent par se ressembler, même chez des ennemis. À l’Ouest, la surveillance se veut défensive et rationnelle. À l’Est, elle est totale et punitive. Mais dans les deux cas, la sécurité sert de justification. L’espionnage devient une réalité permanente. Les antennes de la NSA et les bureaux du KGB illustrent deux aspects d’une même obsession : tout mesurer pour réduire l’inconnu.

En France, la surveillance est plus discrète mais bien réelle. Dès les années 1950, la DGSE, issue du SDECE, commence à écouter les communications étrangères. Les Renseignements généraux continuent de collecter des informations à l’intérieur du pays. Pendant la guerre d’Algérie, les services français mettent au point des méthodes pour repérer les communications rebelles, qui serviront plus tard dans la lutte antiterroriste. Dans les années 1980, le satellite d’écoute Syracuse permet à la France de rejoindre les grandes puissances capables d’intercepter à distance. La France devient ainsi un État qui écoute, et la culture du secret s’installe peu à peu.

Dans les démocraties, la surveillance est longtemps cachée derrière le langage du renseignement extérieur. Les citoyens se rassurent en croyant que seuls les espions sont surveillés. Mais la technologie efface peu à peu cette frontière. Les signaux ne s’arrêtent pas aux frontières : les antennes qui interceptent les messages soviétiques captent aussi ceux des ambassades alliées, des entreprises européennes et des communications civiles. Le renseignement devient alors une question d’économie de l’information.

À la fin de la guerre froide, un nouvel enjeu apparaît : l’espionnage industriel. Les grandes entreprises deviennent des cibles importantes. Boeing, Airbus, Total, Siemens, Alstom, Alcatel… toutes seront citées dans des enquêtes parlementaires pour avoir été écoutées par des agences anglo-saxonnes au profit de concurrents américains. La surveillance n’est plus seulement un outil de sécurité nationale, elle devient aussi un atout économique. Dans le silence des stations d’écoute, la mondialisation se prépare.

C’est dans ce contexte que se forment les prémices du XXIᵉ siècle. Le monde sort de la guerre froide avec un appareil de surveillance d’une puissance sans précédent : satellites espions, câbles sous-marins, ordinateurs capables de trier des millions de signaux par minute. Les États possèdent déjà tout ce qu’il faut pour bâtir un système de contrôle global. Il ne leur manque qu’un déclencheur, un prétexte pour l’utiliser à pleine capacité. Ce déclencheur viendra en 2001, à New York. Mais avant cela, la guerre froide aura légué au monde libre sa plus lourde héritière : la conviction que pour rester fort, il faut tout écouter.

La France et la banalisation du renseignement intérieur

La France a souvent dit qu'elle adoptait une approche différente de celle des pays anglo-saxons en matière de renseignement. Son histoire politique, marquée par les Lumières, met en avant la liberté individuelle et le respect de la vie privée. Pourtant, l’histoire révèle une autre réalité : l’État a peu à peu étendu ses outils pour surveiller, classer, écouter et enregistrer, non seulement ses ennemis extérieurs, mais aussi ses propres citoyens.

La surveillance intérieure n’est pas apparue brusquement avec l’arrivée d’Internet. Elle s’est mise en place progressivement, au fil des pratiques administratives, avec des justifications qui évoluaient, mais toujours dans le même but : contrôler la société.

Dès la IIIᵉ République, la France met en place ce que Michel Foucault aurait appelé une « microphysique du pouvoir » : une multitude de dispositifs de contrôle qui s’ajoutent, s’améliorent et finissent par former un réseau invisible. Les Renseignements généraux, créés en 1907, illustrent cette bureaucratie du soupçon. Leurs agents assistent aux réunions syndicales, infiltrent les partis politiques et rédigent des rapports sur les grèves, les prêtres, les étrangers et les journalistes. Dans les années 1930, le fichier central des RG compte déjà des centaines de milliers de noms. Le fichage devient alors une routine policière, vue comme un simple outil pour gérer l’ordre public.

Après la Seconde Guerre mondiale, la Quatrième République renforce ces pratiques. Les guerres d’Indochine et d’Algérie donnent à l’État une justification constante : la sécurité nationale. Les services de renseignement militaire, ancêtres de la DGSE, travaillent avec la police intérieure pour surveiller les militants anticolonialistes, les réseaux indépendantistes et les étudiants. Dans les années 1950, le courrier est ouvert, les lignes téléphoniques surveillées et les domiciles perquisitionnés sans mandat. Peu à peu, ces méthodes issues de la guerre coloniale s’installent dans la vie politique intérieure et l’exception devient la règle.

Les années 1970 et 1980 marquent un tournant. La société française découvre que la surveillance ne vise plus seulement les « subversifs » ou les « terroristes », mais aussi des citoyens ordinaires, des journalistes et des artistes. Sous la présidence de François Mitterrand, l’affaire des « écoutes de l’Élysée » révèle l’ampleur du dispositif. Entre 1983 et 1986, des centaines de personnalités, comme des avocats, des écrivains, des proches du pouvoir ou des journalistes du Canard enchaîné ou de Libération, voient leurs conversations téléphoniques interceptées sans autorisation judiciaire. Cette affaire, révélée dans les années 1990, montre comment l’État, au nom de la raison d’État, a dépassé ses propres lois.

Dans le même temps, la police scientifique et les technologies de fichage se développent à grande vitesse. En 1985, la France met en place le STIC (Système de traitement des infractions constatées), base de données nationale regroupant les informations sur des millions de citoyens. En 1998, le Fichier national automatisé des empreintes génétiques (FNAEG) est créé, d’abord pour les délinquants sexuels, puis étendu à toute personne mise en cause, y compris pour des délits mineurs. Ce fichier, aujourd’hui l’un des plus vastes d’Europe, illustre la logique du glissement : ce qui devait rester exceptionnel devient ordinaire, presque administratif.

Dans la France des années 1990, la surveillance devient peu à peu une pratique courante, sans provoquer de réaction majeure. L’essor des communications, du téléphone portable, du Minitel puis d’Internet, offre aux services de nouvelles sources d’informations. L’État commence à travailler avec les opérateurs télécoms pour accéder aux journaux d’activité qui enregistrent la durée des appels, la localisation et l’identité des correspondants. La frontière entre vie privée et sécurité nationale s’efface. La surveillance n’a plus besoin de rester secrète, elle devient encadrée, intégrée et légale.

La loi du 10 juillet 1991 marque ce basculement symbolique. Officiellement, elle vise à encadrer les interceptions de sécurité et à prévenir les dérives. En réalité, elle les institutionnalise. Pour la première fois, la France se dote d’un cadre juridique autorisant la surveillance des communications “pour la défense des intérêts nationaux”. Autrement dit : tout et rien. Les interceptions sont décidées par le Premier ministre, sans contrôle judiciaire réel. Le pays découvre alors ce que les États-Unis avaient déjà compris : la légalité peut servir à donner forme à l’illégalité.

À partir de là, la surveillance en France n’est plus un secret. Elle devient un aspect ordinaire de la gestion publique, presque aussi courant qu’un impôt. Le renseignement intérieur, réorganisé en 2008 avec la création de la DCRI (devenue DGSI), se veut moderne, rationnel et démocratique. Pourtant, dans la réalité, la collecte de données, l’interconnexion des fichiers, les caméras de vidéosurveillance et les écoutes administratives touchent tous les aspects de la vie civile. Le citoyen n’est plus observé seulement lorsqu’il agit, il est suivi en permanence.

Ce processus de banalisation va de pair avec un profond changement culturel. Là où la surveillance suscitait autrefois de la peur ou de l’indignation, elle est désormais perçue comme une composante normale de la sécurité collective. La menace terroriste, les trafics et la criminalité numérique servent de justifications permanentes. L’État n’a plus besoin de se cacher, il se présente comme un protecteur, garant de l’ordre et de la stabilité. Pourtant, derrière ce discours, le contrat social change discrètement : la présomption de liberté cède la place à une présomption de suspicion.

Le XXIᵉ siècle débute par un événement qui va achever cette évolution : les attentats du 11 septembre 2001. En quelques heures, le monde entier entre dans une époque où la peur devient un argument politique universel. Ce jour-là, la surveillance n’est plus seulement un outil, elle devient un droit que les États revendiquent. La France, comme beaucoup d’autres démocraties, suit ce mouvement. Elle ne s’y oppose pas, car elle s’y était déjà préparée.

À l’aube du XXIᵉ siècle : le monde entre dans la surveillance de masse

À la fin des années 1990, le monde évolue discrètement. Les outils de communication deviennent accessibles à tous. Internet quitte les universités, le téléphone portable s’intègre dans la vie de tous les jours, et les courriels remplacent progressivement les lettres. Cette révolution, vue comme un progrès social, cache un changement que peu remarquent à l’époque : il devient possible de collecter et d’enregistrer tous les échanges entre personnes. L’État n’a plus à chercher les messages, ils lui parviennent directement.

Dans les sous-sols des grandes administrations, les serveurs prennent la place des dossiers papier. Chaque clic, chaque appel, chaque transaction laisse une trace. Le rêve d’un système qui voit tout devient une réalité technique. La surveillance ne repose plus sur des agents ou des espions, mais sur des protocoles informatiques, des bases de données et des opérateurs privés. Aujourd’hui, le pouvoir surveille grâce aux algorithmes.

Ce changement est d’abord technologique. Dès 1995, l’interconnexion des câbles sous-marins et l’usage généralisé des satellites de communication permettent aux États et aux entreprises d’intercepter de grandes quantités de données. L’analyse n’est plus faite à la main, elle devient automatisée. Aux États-Unis, la NSA teste déjà des systèmes capables de filtrer des milliards de paquets d’information par mot-clé. En Europe, le Royaume-Uni installe des stations d’écoute à Bude et Morwenstow pour intercepter les transmissions Internet transatlantiques. L’espionnage devient mondial.

Mais ce changement est aussi politique. Les gouvernements réalisent qu’ils ont un nouveau pouvoir : la donnée. Dans les années 1990, elle devient un nouvel or noir. Les États-Unis le comprennent avant les autres. L’administration Clinton lance dès 1997 des programmes de surveillance numérique dirigés par la NSA, sous le motif de la cybersécurité. L’un des plus connus, Echelon II, regroupe les interceptions satellitaires, téléphoniques et électroniques. Le but est d’identifier les comportements suspects avant qu’ils ne deviennent des menaces. La logique prédictive entre dans la sécurité nationale.

La France, comme d’autres pays européens, suit cette évolution. En 1999, la Direction technique de la DGSE ouvre à Domme, en Dordogne, un centre d’interception pour capter les communications satellitaires et radio. Le pays installe un réseau de capteurs pour protéger ses intérêts stratégiques. En réalité, le système se prépare à un monde où la frontière entre sécurité extérieure et intérieure disparaît. Les télécommunications internationales, les messages électroniques et les fax deviennent tous des sources potentielles de renseignement.

En même temps, les entreprises privées rejoignent ce mouvement. Les opérateurs téléphoniques, les fournisseurs d’accès à Internet et les grandes entreprises technologiques commencent à collecter, stocker et revendre les données de leurs utilisateurs. Ce n’est pas encore le capitalisme de surveillance décrit plus tard par Shoshana Zuboff, mais les bases sont posées : l’attention, les préférences et les habitudes de consommation deviennent des informations à exploiter. Les États suivent cette évolution avec intérêt. Ils constatent qu’ils n’ont plus besoin d’imposer la transparence, car les citoyens la produisent eux-mêmes, de leur plein gré.

À la veille du XXIᵉ siècle, la planète est totalement connectée. Les flux de données franchissent les frontières plus vite que les lois. La surveillance devient mondiale parce qu’elle fait partie de l’infrastructure : câbles, satellites, serveurs. Ce n’est plus un projet politique, mais une conséquence technique. Ce n’est plus l’État qui impose le contrôle, c’est la société qui fournit les outils. Les services de renseignement se contentent de les utiliser.

Cette période charnière s’accompagne d’une illusion tenace : celle d’un Internet libre, ouvert et décentralisé. En réalité, les points de passage comme les câbles transatlantiques, les fournisseurs d’accès et les grandes entreprises américaines concentrent la majorité du trafic mondial. Quelques acteurs privés contrôlent déjà les infrastructures et les logiciels qui organisent les échanges. La souveraineté numérique des États dépend alors de technologies qu’ils n’ont pas créées. Tout est prêt, il ne manque qu’un événement pour que les barrières juridiques tombent.

Ce choc viendra le 11 septembre 2001. En quelques heures, l’attentat contre les tours jumelles de New York fait basculer la planète dans une ère nouvelle. La peur remplace le droit comme fondement de la politique. Le Patriot Act, adopté six semaines plus tard, transforme en loi ce qui relevait jusque-là du secret : la surveillance de masse devient légitime, normalisée, légale. Ce texte, conçu dans l’urgence, autorise les écoutes sans mandat, la réquisition des données privées, la coopération entre les agences et les entreprises technologiques. L’État américain institutionnalise le panoptique global.

Mais avant même le vote du Patriot Act, tout était déjà en place : les câbles, les capteurs, les algorithmes, les serveurs. L’événement n’a fait qu’ouvrir la porte. En quelques années, cette logique s’étend à l’Europe, sous d’autres noms, d’autres justifications, d’autres peurs. Une fois qu’un système de surveillance existe, il ne disparaît jamais : il s’adapte, s’étend, se perfectionne. À l’aube du XXIᵉ siècle, l’humanité découvre que la transparence, présentée comme une promesse de démocratie, peut devenir la plus solide des prisons.

Du 11 septembre au Patriot Act : quand la peur devient un levier législatif
11 septembre : la peur comme matrice du pouvoir

Le 11 septembre 2001, à 8 h 46, un avion percute la tour nord du World Trade Center. Dix-sept minutes plus tard, un second avion frappe la tour sud. En direct, des millions de spectateurs, stupéfaits, assistent à l’inimaginable : la première puissance mondiale touchée en plein centre, sans avertissement ni ennemi clairement identifié. Le choc est d’abord psychologique, puis politique. L’Amérique prend conscience de sa vulnérabilité et revoit ses priorités : la sécurité passe désormais avant la liberté.

Dans la panique, le sens des mots évolue. Le langage de la justice laisse place à celui de la guerre. On ne cherche plus des coupables, on désigne des ennemis. George W. Bush affirme que le monde se divise entre ceux qui sont avec nous et ceux qui sont contre nous. L’émotion prend le dessus, la peur s’impose. L’idée d’un état d’exception permanent s’installe d’abord aux États-Unis, puis dans tout l’Occident. Ce n’est plus seulement une réaction à un drame, mais un nouveau mode de gouvernance basé sur la crainte du pire.

Dans les jours qui suivent, le Congrès américain adopte à une vitesse inédite des textes d’urgence : Authorization for Use of Military Force d’abord, qui donne au président le droit de frapper n’importe où sur la planète au nom de la lutte contre le terrorisme ; puis, quelques semaines plus tard, le Patriot Act, voté sans réel débat parlementaire. En un mois, la plus vieille démocratie du monde glisse d’un régime de droit à un régime de prévention. La menace devient abstraite, ubiquitaire ; la loi aussi.

L’opinion publique, choquée, demande des mesures fortes. Les médias diffusent en continu les images des tours effondrées, les cris, les visages. L’émotion crée un consensus : la sécurité doit être assurée immédiatement, quel qu’en soit le coût. La peur devient le socle du nouveau contrat social. Les institutions s’en saisissent et mettent en place de nouveaux dispositifs. Dès 2002, le Department of Homeland Security est créé, regroupant vingt-deux agences fédérales et devenant la plus grande administration du pays. À ses côtés, la Transportation Security Administration (TSA) déploie de nombreux agents dans les aéroports ; fouilles, scanners corporels et listes d’interdiction de vol deviennent la norme. Ce qui semblait hier inacceptable, comme la fouille systématique ou la suspicion généralisée, devient une habitude, presque un geste patriotique.

Cette transformation n’est pas seulement institutionnelle, elle est aussi culturelle. Les États-Unis redécouvrent l’ennemi intérieur, le voisin qui pourrait représenter un danger. Les citoyens deviennent les yeux de l’État : « If you see something, say something ». L’espace public se remplit de caméras, les appels d’urgence et les dénonciations se multiplient. La surveillance s’installe dans la vie quotidienne sous le signe de la vigilance. Parce qu’elle est présentée comme un devoir moral de protéger ses proches, elle s’impose sans heurts.

Mais derrière cette apparente unité, le pouvoir se transforme en profondeur. En 2001, les agences de renseignement sont réorganisées et la NSA obtient de nouveaux pouvoirs, y compris sur le sol américain. L’obsession de ne plus manquer d’indices change la logique du renseignement : il ne s’agit plus seulement d’écouter une cible, mais de collecter toutes les informations qui pourraient un jour devenir utiles. La donnée prend la place de la preuve, la corrélation remplace la causalité. On ne cherche plus la culpabilité, on traque la probabilité.

L’état d’urgence se prolonge sans limite. Les listes d’interdiction de vol, ou “watchlists”, s’allongent sans que l’on sache vraiment comment on y entre ou comment on en sort. Des milliers de personnes sont arrêtées ou interrogées sur de simples soupçons. Des prisons secrètes apparaissent hors du territoire américain, de Guantánamo à Bagram, échappant à toute juridiction. La frontière entre sécurité et vengeance devient floue. En soutenant cette guerre contre la terreur, le monde occidental adopte un nouveau principe : viser le risque zéro, même si cela se fait au détriment du droit.

Le 11 septembre a marqué un tournant pour tout le XXIᵉ siècle. Ce n’est pas seulement un attentat, mais un changement profond : la peur devient le moteur de la politique. Dans ce contexte, les démocraties se remettent à gouverner par la surveillance, la collecte d’informations et la suspicion. Le message implicite est clair : abandonnez une partie de votre liberté, et nous vous protégerons du chaos.
C’est cette promesse, à la fois fragile, trompeuse et rentable, que le Patriot Act va inscrire dans la loi.

Le Patriot Act : légaliser l’illégal

Le Patriot Act n’est pas né d’un débat, mais d’un moment de panique. Rédigé à la hâte, voté en quarante-cinq jours et largement approuvé, il transforme un choc collectif en politique. Ce texte de plus de trois cents pages, au titre à la fois paternaliste et ambigu, Providing Appropriate Tools Required to Intercept and Obstruct Terrorism, redéfinit la relation entre l’État et ses citoyens. Pour la première fois dans l’histoire moderne américaine, la surveillance cesse d’être une exception et devient un droit de l’État, une fonction normale d’une démocratie en crise.

Le Patriot Act, présenté comme une mesure pour éviter de nouveaux attentats, donne beaucoup plus de pouvoir au gouvernement fédéral. Il autorise les écoutes sans mandat, l’accès aux données bancaires, médicales et fiscales, les perquisitions discrètes sans que les personnes concernées ne le sachent, et la détention prolongée de suspects sans inculpation. Les agences de renseignement, autrefois séparées, partagent maintenant leurs informations dans de grandes bases de données connectées. Le secret judiciaire, les garanties constitutionnelles et la présomption d’innocence deviennent des obstacles à la protection du public.

Mais l’essentiel n’est pas ce que la loi invente, mais ce qu’elle rend officiel. Elle légalise des pratiques déjà existantes, jusque-là cachées, et leur donne l’approbation du Congrès. Des années d’écoutes illégales de la NSA sont soudainement justifiées par un simple alinéa. Le renseignement n’est plus un domaine secret, il devient une activité à part entière. Les budgets augmentent, les recrutements explosent, et une bureaucratie de la peur s’installe. Le secret n’est plus réservé aux espions, il devient une méthode de gouvernance.

Derrière ce changement de loi, une transformation plus discrète mais encore plus profonde a lieu : la naissance du complexe techno-sécuritaire. Pour surveiller un monde hyperconnecté, l’État a besoin de partenaires techniques capables de gérer l’immense quantité de données collectées. Il se tourne vers ceux qui contrôlent déjà l’infrastructure numérique, les géants du Web. Google, Microsoft, Yahoo!, Amazon, Facebook et Apple deviennent des alliés du renseignement américain. Sous couvert de coopération patriotique, ils offrent des accès privilégiés aux serveurs, aux boîtes mail et aux historiques de navigation. La frontière entre public et privé disparaît, la donnée devient un bien stratégique, partagé entre l’État et l’industrie.

L’économie de la peur prend forme. Les contrats de sécurité se multiplient. De nouvelles entreprises spécialisées apparaissent, comme Palantir, Booz Allen Hamilton, Raytheon ou Northrop Grumman, qui allient expertise militaire, conseil politique et technologie. Le renseignement devient un marché. Dans les laboratoires de la Silicon Valley, les algorithmes conçus pour cibler des publicités servent maintenant à repérer des comportements jugés à risque. Le profilage comportemental, la reconnaissance de formes et de voix, la géolocalisation permanente : tout cela alimente la même idée technologique, celle d’un monde prévisible, contrôlable et transparent.

À l’international, la contagion est immédiate. Le Royaume-Uni adopte son Regulation of Investigatory Powers Act (RIPA), le Canada son Anti-Terrorism Act, l’Australie et la Nouvelle-Zélande adaptent leur législation. L’Union européenne, sous pression américaine, adopte en 2006 la directive sur la conservation des données, qui oblige les opérateurs téléphoniques et Internet à stocker les métadonnées de tous leurs utilisateurs pour une durée allant de six mois à deux ans. Les gouvernements justifient ces dispositifs au nom d’un impératif moral : protéger les innocents. Mais le principe de base change : ce n’est plus la culpabilité qu’il faut démontrer, c’est l’innocence qu’il faut prouver.

Dans ce contexte, la notion de vie privée devient relative. La sécurité, la prévention et la transparence s’imposent comme de nouvelles valeurs civiques. “Si vous n’avez rien à cacher, vous n’avez rien à craindre” : cette phrase, répétée sans cesse, finit par inverser le sens du soupçon. La suspicion, autrefois signe de défiance envers le pouvoir, devient un devoir du citoyen. La surveillance devient invisible. Elle ne passe plus par la police, mais par le réseau. On ne voit rien, on ne sent rien, mais tout est enregistré.

La conséquence la plus insidieuse du Patriot Act n’est pas seulement la collecte massive de données, mais la banalisation du secret. Tout est classé, scellé et caché. Les décisions de la FISA Court, un tribunal secret qui valide les demandes d’écoutes, restent inaccessibles au public. Les budgets de la NSA ou du DHS échappent à tout contrôle démocratique. L’État se justifie lui-même, protégé par les arguments de sécurité et de confidentialité. La peur justifie la surveillance, et la surveillance alimente la peur. Le cercle est fermé.
Un vieux Arabe vivait près de New York depuis plus de quarante ans. Il aurait aimé planter des pommes de terre dans son jardin, mais il était seul, vieux et faible.

Son fils faisait ses études à Paris, alors le vieil homme lui envoya un e-mail pour lui expliquer son problème :
« Mon fils bien-aimé, je suis très triste, car je ne peux pas planter de pommes de terre dans mon jardin. Je suis sûr que si tu étais ici, tu m’aiderais à retourner la terre. Je t’aime, ton père. »

Le lendemain, le vieil homme reçut une réponse de son fils :
« Mon père bien-aimé, surtout, ne touche pas au jardin. C’est là que j’ai caché la chose. Je t’aime aussi, Ahmed. »

À 16 heures, l’armée américaine, les Marines, le FBI, la CIA et les Rangers débarquèrent chez le vieil homme, fouillèrent le jardin de fond en comble, retournèrent chaque centimètre de terre… mais ne trouvèrent rien.Déçus, ils quittèrent les lieux.

Le lendemain, le vieil homme reçut un nouvel e-mail de son fils :
« Mon père bien-aimé, j’espère que le jardin est maintenant bien retourné et que tu peux planter tes pommes de terre. C’est tout ce que j’ai pu faire pour toi depuis ici. Je t’aime, Ahmed. »

Blague populaire américaine

Pourtant, quelques failles apparaissent déjà. Des sénateurs dénoncent une dérive liberticide, des journalistes enquêtent sur les nouveaux pouvoirs du renseignement, des ONG alertent sur la disparition progressive de l’habeas corpus. Mais la société américaine, encore sous le choc, n’écoute pas. Le consensus sécuritaire reste solide : il vaut mieux un État qui voit trop qu’un État qui ne voit pas assez. Les libertés publiques deviennent des variables d’ajustement. Le soupçon devient politique.

En Europe aussi, cette logique s’impose sans résistance. La France, le Royaume-Uni et l’Allemagne adoptent à leur tour des lois d’exception au nom de la lutte antiterroriste. Les citoyens, fatigués d’avoir peur, acceptent d’être surveillés. Les juges, dépassés par la masse de données, ne contrôlent plus grand-chose. L’idée d’une surveillance ciblée disparaît au profit d’une surveillance préventive. Et plus la technologie avance, plus l’argument se renforce : il faut surveiller tout le monde pour trouver les coupables.

Le Patriot Act marque le début d’une nouvelle ère, où l’exception devient la règle et la peur, un outil politique. En donnant une base légale à ce qui était illégal, il a redéfini la notion d’État de droit : la loi n’encadre plus le pouvoir, elle l’organise. Derrière le discours patriotique se cache une réalité plus dure : la liberté n’a pas été supprimée par la force, mais abandonnée volontairement, pour un confort trompeur. Ce jour-là, la surveillance n’a plus été cachée. Elle est devenue publique.

De Wikileaks à Snowden : fissures dans le mur du secret

Pendant presque dix ans, le système mis en place après le Patriot Act s’est étendu sans rencontrer de véritable résistance. Les budgets augmentent, les agences recrutent, les entreprises s’impliquent. Les citoyens, eux, finissent par s’y faire. Après le 11 septembre, la peur justifie tout, surtout ce qui reste dans l’ombre. En 2010, pourtant, un événement inattendu secoue les esprits : l’arrivée de Wikileaks.

Derrière ce site au nom discret se trouve une idée simple, presque idéale : rendre accessibles au public les documents internes des États et des grandes institutions, pour que chacun ait accès à la vérité. Créé par Julian Assange, un ancien hacker australien, Wikileaks publie en quelques mois des centaines de milliers de câbles diplomatiques américains, des rapports militaires confidentiels sur l’Irak et l’Afghanistan, ainsi que des vidéos montrant des bavures de l’armée américaine. Pour la première fois, le public découvre sans filtre l’envers de la diplomatie occidentale.

Ces révélations font l’effet d’une bombe. Elles montrent la surveillance étendue des ambassades, les mensonges d’État et les manipulations des médias. Dans la vidéo Collateral Murder, diffusée en avril 2010, on voit un hélicoptère américain tirer sur des civils à Bagdad, dont deux journalistes de Reuters. Ces images, difficiles à regarder, contredisent dix ans de discours sur la “guerre propre”. L’affaire choque le monde, mais divise l’opinion. Une partie de la presse salue le courage d’Assange, tandis qu’une autre le considère comme un traître ou un “agent de la Russie”.

La réaction des États-Unis est sans appel. Assange devient la cible d’une chasse à l’homme mondiale. Les États-Unis demandent son extradition, les banques et les plateformes de paiement bloquent les fonds de Wikileaks, Amazon ferme ses serveurs et Twitter limite ses comptes. La justice britannique l’enferme dans des procédures sans fin. En 2012, il se réfugie à l’ambassade d’Équateur à Londres, où il vivra isolé pendant sept ans, entouré par la police. Celui qui incarnait la transparence devient prisonnier du secret qu’il voulait dévoiler.

Mais Wikileaks n’est qu’un point de départ. Trois ans plus tard, tout bascule vraiment. En juin 2013, Edward Snowden, alors inconnu et analyste à la NSA, remet à deux journalistes, Glenn Greenwald et Laura Poitras, un lot de documents confidentiels. Leur contenu dépasse tout ce qu’on pouvait imaginer. Snowden ne dénonce pas seulement un abus, il révèle un système mondial de surveillance des communications, mis en place par les États-Unis et leurs alliés, capable d’intercepter, de stocker et d’analyser presque tout le trafic numérique de la planète.

Les programmes PRISM, XKeyscore, Tempora, Bullrun et Boundless Informant décrivent un univers qui semble sortir de la science-fiction, mais qui existe bel et bien. Les serveurs de Google, Yahoo!, Facebook et Microsoft servent de points d’accès aux agences américaines. Les câbles sous-marins sont surveillés en direct. Les téléphones, courriels, visioconférences et historiques de navigation sont accessibles à tout moment. La NSA ne surveille plus seulement des individus, elle surveille le monde entier.

Les documents montrent aussi que les alliés sont espionnés aussi attentivement que les ennemis. Les téléphones portables d’Angela Merkel et de François Hollande sont mis sur écoute, et des dizaines d’ambassades européennes sont visées par des opérations d’interception. La réaction diplomatique est forte, mais ne dure pas. En réalité, beaucoup étaient déjà au courant. L’Europe proteste timidement, puis se tait. Les États-Unis parlent de “sécurité collective”, et tout reprend comme avant.

Les révélations de Snowden créent un véritable choc mondial. Des millions de personnes réalisent qu’elles vivent dans un système d’écoute constant. ONG, journalistes et juristes s’emparent du sujet. Des mots comme “métadonnées”, “cryptage” et “vie privée” entrent dans le débat politique. Pourtant, la réaction des gouvernements reste ambiguë : tous critiquent la NSA, mais aucun ne renonce à la surveillance. Certains en profitent même pour renforcer leurs propres systèmes. En France, la “loi renseignement” de 2015, adoptée après les attentats de Charlie Hebdo, s’inspire clairement du modèle américain : collecte massive de données, boîtes noires algorithmiques, surveillance des comportements suspects. Ce qui était l’exception devient la règle.

Snowden, réfugié à Moscou, incarne le paradoxe de notre époque : on valorise la transparence, sauf quand elle concerne le pouvoir. Son exil raconte une histoire d’aujourd’hui : celui qui dénonce la surveillance finit par être surveillé par ceux qu’il a dénoncés. Sa situation, entre liberté et captivité, reflète le monde qu’il a révélé : une liberté surveillée, tolérée tant qu’elle ne dérange personne.

Ces révélations ne détruisent pas le système, elles le rendent visible, ce qui peut être encore plus inquiétant. Les citoyens apprennent qu’ils sont surveillés, mais cela ne change pas vraiment leurs habitudes. L’indignation s’efface dans la routine numérique. On change de mot de passe, on installe un VPN, puis on retourne sur les mêmes sites. Le contrôle devient la norme. La transparence totale ne fait plus peur, elle rassure même parfois.

Depuis Snowden, un nouvel équilibre s’est installé. Le secret n’a pas disparu, il a juste changé de camp. Les citoyens sont exposés, les dirigeants restent opaques. Le pouvoir a compris qu’il n’a plus besoin de cacher ses actions, il suffit que personne ne s’y intéresse. La surveillance n’est plus dissimulée, elle est acceptée. Elle se présente même comme un service. Pendant que Snowden vit en exil, les États-Unis perfectionnent leurs outils, les entreprises privées améliorent leurs algorithmes, et l’Europe débat timidement du RGPD.

La peur a changé de forme. Ce n’est plus la peur du terrorisme, mais celle du chaos, de la désinformation et du désordre numérique. Avec de nouveaux arguments comme les fake news, la cybercriminalité ou la radicalisation, on utilise encore les mêmes outils. Le pouvoir du XXIᵉ siècle ne se mesure plus à sa capacité de censurer, mais à sa capacité de tout enregistrer. Dans un monde où tout est gardé en mémoire, l’oubli est la seule liberté que le citoyen a vraiment perdue.

De Snowden à Pegasus : l’ère de la transparence forcée
Le monde après Snowden : la lucidité sans révolte

En 2013, Edward Snowden révèle au monde l’ampleur du système d’écoute global mis en place par la NSA et ses alliés. Les preuves, les noms, les schémas, les chiffres, les programmes : tout est là. Pour la première fois, un citoyen ordinaire, muni d’un simple disque dur, dévoile la structure la plus secrète du pouvoir contemporain. Cette surveillance mondiale permet de capter, stocker et analyser chaque appel, chaque message, chaque clic. Ce que George Orwell avait imaginé comme cauchemar devient une réalité documentée et vérifiable. Pourtant, rien ne s’effondre.

Les révélations de Snowden ont provoqué un choc moral, mais n'ont pas entraîné de changement politique. Le scandale a fait la une des journaux pendant quelques semaines, suscitant des débats, des promesses d’enquête et des réactions indignées de la part des diplomates. Ensuite, tout est redevenu comme avant. Aucun gouvernement occidental n’a vraiment remis en question le système qu’il critiquait publiquement. Les alliances sont restées solides, les réseaux sont restés connectés et les budgets du renseignement ont continué d’augmenter. Les citoyens, de leur côté, ont découvert avec un mélange de peur et de curiosité qu’ils vivaient déjà dans le Panoptique, et que finalement, cela ne les dérangeait pas tant que ça.

C’est là tout le paradoxe du monde après Snowden : la vérité ne libère plus. Elle informe, mais ne pousse pas à agir. L’indignation surgit rapidement, fait du bruit, mais ne change rien. Être lucide ne mène plus à la révolte, seulement à une forme de résignation tranquille. Le scandale n’est plus un événement, il est devenu un format médiatique. Les révélations s’enchaînent, sont commentées, puis finissent par se perdre dans le flot d’informations. La transparence devient un spectacle, tandis que la surveillance continue discrètement.

Les gouvernements ont compris cette inertie mieux que personne. Plutôt que de nier les faits, ils ont choisi de les intégrer. Les démocraties ne censurent plus, elles absorbent. Les pratiques révélées par Snowden, comme les écoutes massives, la collecte de métadonnées et la coopération entre agences, sont désormais présentées comme légales. Aux États-Unis, le Freedom Act de 2015, censé limiter la surveillance, a simplement réparti les responsabilités entre les entreprises privées et la NSA. En France, la loi Renseignement de 2015, adoptée après les attentats de Charlie Hebdo, a mis en place un système similaire, légalisant l’analyse automatisée du trafic Internet et l’installation de boîtes noires sur les réseaux. En Allemagne, la BND a continué de collaborer avec la NSA pour intercepter les communications des institutions européennes. L’Europe entière a critiqué la surveillance américaine, puis a adopté les mêmes outils. Les géants du numérique, de leur côté, ont adopté une double stratégie. En public, ils se présentent comme les nouveaux défenseurs de la vie privée, en mettant en avant le cryptage des communications, des déclarations de principes et des campagnes vantant la transparence et la confiance. Mais en réalité, leur modèle économique repose toujours sur la collecte et l’exploitation des données personnelles. Google, Facebook, Apple, Amazon et Microsoft ont perfectionné les mêmes mécanismes que la NSA, mais pour le commerce. Les données ne servent plus seulement à prévenir le crime, elles servent aussi à anticiper les comportements des consommateurs. Le profilage comportemental est devenu un business légal, une forme de surveillance acceptée, presque ludique et très rentable.

La société s’est progressivement habituée à cette transparence imposée. Les réseaux sociaux ont joué un rôle important dans cette évolution. En partageant volontairement des aspects de leur vie, les gens ont rendu le fait de se dévoiler banal. Ils se sont habitués à être vus, lus et jugés. L’intimité n’est plus un refuge, elle est devenue un contenu à partager. Ce changement culturel a donné aux États et aux entreprises une légitimité inattendue. Si tout le monde s’expose, pourquoi s’indigner d’être obLa vie privée, qui était une notion centrale au XXᵉ siècle, a reculé face au confort du numérique. Téléphones, GPS, assistants vocaux, applications de santé, montres connectées : tous ces outils transforment la surveillance en service et la dépendance en facilité d’usage. La collecte de données n’est plus perçue comme une intrusion, mais comme une commodité. Le contrôle devient invisible, intégré et même amusant. On ne le subit plus, on y participe. prend part.

En révélant le système, Snowden ne l’a pas fait tomber, il l’a rendu visible et donc acceptable. Le pouvoir a compris qu’il n’a plus besoin de cacher la surveillance pour la maintenir, il suffit de la rendre ordinaire. L’aveu permanent est devenu une façon de gouverner. Plus rien ne se cache, car plus rien n’étonne. La transparence n’est plus une promesse de démocratie, mais un outil de soumission volontaire.

Le monde après Snowden n’est pas plus libre, ni même mieux informé. C’est un monde lucide, mais docile. Un monde où chacun sait, mais continue. L’information n’est plus un outil de résistance, mais une simple donnée d’ambiance. Savoir que l’on est surveillé ne pousse plus à la révolte, mais à l’adaptation. Ce n’est pas l’ignorance qui maintient la servitude, c’est la lassitude de savoir.

C’est dans cette lassitude, cette indifférence discrète des sociétés connectées, qu’un nouvel acteur a émergé, encore plus inquiétant : le marché de la surveillance privée.

Ce que les États avaient construit au nom de la sécurité, les entreprises allaient maintenant vendre au nom de la performance. Le panoptique devenait un produit.

Pegasus : quand la surveillance devient marchandise

Depuis Snowden, la surveillance n’a pas diminué. Elle a simplement pris d’autres formes, d’autres acteurs et une nouvelle logique.

Ce qui relevait autrefois des États est devenu un marché, avec ses entreprises, ses salons, ses investisseurs et ses clients. Aujourd’hui, l’espionnage est privatisé. Il ne s’agit plus seulement de contrôler pour gouverner, mais de surveiller pour vendre. Ce changement, commencé discrètement dans les années 2010, a trouvé son symbole dans un nom désormais connu : Pegasus.

Pegasus est devenu le symbole de tous les excès. Ce logiciel, créé par la société israélienne NSO Group, peut infecter un smartphone sans action de l’utilisateur. Il donne accès aux messages, photos, fichiers, conversations, à la localisation, et peut même activer le micro et la caméra à distance. En quelques secondes, le téléphone devient un espion personnel, ouvrant toute la vie d’une personne. Ce n’est plus une surveillance de masse, impersonnelle et statistique, mais une surveillance ciblée, intime et totale. Là où la NSA collectait des milliards de données pour analyser des comportements, Pegasus accède directement à la vie privée, aux relations et au quotidien.

Le scandale éclate en 2021, lorsque le consortium Forbidden Stories, appuyé par Amnesty International et seize grands médias internationaux, révèle que le logiciel a été utilisé pour espionner plus de 50 000 numéros de téléphone à travers le monde. Parmi eux, des journalistes, des militants des droits humains, des avocats, des diplomates, des opposants politiques, mais aussi des chefs d’État et de gouvernement : Emmanuel Macron, Charles Michel, Cyril Ramaphosa, et même Mohammed VI du Maroc. L’onde de choc est mondiale. Ce que Snowden avait montré comme structure d’État, Pegasus le révèle comme commerce mondialisé : le renseignement n’est plus un pouvoir, c’est une industrie.

L’entreprise NSO Group, créée en 2010 par d’anciens membres des services israéliens, revendique une rhétorique identique à celle des États depuis vingt ans : Pegasus, dit-elle, est un outil de lutte contre le terrorisme, les cartels de drogue, la pédocriminalité. Le même alibi, la même justification morale, mais transposée au secteur privé. Officiellement, le logiciel n’est vendu qu’à des “gouvernements démocratiques” pour des “missions légitimes de sécurité nationale”. En réalité, il circule dans un marché opaque, où les frontières entre État, entreprise et régime autoritaire s’effacent. L’Arabie saoudite, le Maroc, la Hongrie, le Mexique, l’Inde ou encore les Émirats arabes unis figurent parmi les clients identifiés. Dans ces pays, Pegasus ne traque pas des terroristes : il sert à surveiller des journalistes, museler des opposants, traquer des dissidents.

Ce scandale révèle un changement moral et politique important : la surveillance est maintenant un service commercial. Aujourd’hui, il existe des salons, des catalogues et des présentations où l’on vante les performances d’un espion numérique comme on vend un antivirus ou un drone. Chaque État, chaque police, chaque service de renseignement peut acheter une part de cette technologie. L’accès à la vie privée est devenu une marchandise, un produit d’exportation, avec son lobbying, ses contrats confidentiels et ses licences d’exportation validées par les ministères de la défense.

Ce qui inquiète le plus, ce n’est pas seulement l’existence de Pegasus, mais l’absence de cadre juridique autour de ces outils. Aucun règlement international ne contrôle vraiment la vente ou l’utilisation de ces technologies. Les conventions sur le commerce des armes ne couvrent pas les logiciels espions. Le droit du numérique, conçu pour protéger les données des consommateurs, n’a pas prévu qu’un téléphone puisse servir de micro d’État. Dans ce vide juridique, une économie parallèle se développe, où les États achètent ce qu’ils ne peuvent plus faire eux-mêmes. L’illégalité est alors confiée à d’autres.

Pegasus n’est pas un accident, mais le résultat logique d’un système déjà accepté. Depuis les révélations de Snowden, l’idée que la surveillance est inévitable s’est imposée. Des entreprises comme NSO Group en profitent. Elles fournissent aux États des outils qu’ils ne peuvent plus créer eux-mêmes et donnent aux régimes autoritaires un pouvoir de contrôle inédit. Ici, la technologie devient une excuse : ce n’est plus l’humain qui espionne, mais la machine.

Ce scandale aurait pu marquer un tournant. Il aurait pu provoquer une prise de conscience mondiale sur l’importance de réguler et de protéger la vie privée comme un droit fondamental. Mais cela n’a pas eu lieu. Comme après Snowden, la surprise n’a duré que quelques jours. Les dirigeants se sont dits préoccupés, les commissions parlementaires ont promis des rapports, les fabricants ont annoncé des mises à jour de sécurité. Ensuite, plus rien. NSO Group a continué à vendre, sous d’autres noms, via d’autres filiales et circuits. D’autres entreprises, à Tel-Aviv, Londres, Dubaï ou Genève, ont pris la suite.

Pegasus n’est que la partie visible d’un marché immense : celui de la surveillance privatisée. Les entreprises qui créent ces outils travaillent à la limite de la légalité, protégées par le secret industriel et le soutien de certains États. Certaines développent des systèmes d’analyse biométrique, d’autres vendent des logiciels pour casser le chiffrement ou suivre les déplacements d’une personne grâce à ses métadonnées. La surveillance est devenue un produit d’exportation, un secteur en pleine croissance et un outil diplomatique.

La différence avec le passé, c’est que la surveillance n’est plus justifiée seulement par la sécurité, mais aussi par l’économie. Contrôler les données, les flux et les comportements est devenu un avantage compétitif. Les États achètent du renseignement comme ils achètent de la technologie, car ne pas savoir est maintenant un désavantage stratégique. Dans ce contexte, la vie privée n’est pas seulement menacée, elle perd aussi de sa valeur.

Pegasus marque un tournant historique : on passe d’une surveillance d’État à une surveillance en réseau, répartie, flexible et commerciale. Le pouvoir de surveiller n’est plus centralisé, il est partagé. Le Big Brother d’aujourd’hui n’a plus un seul visage, mais une multitude d’écrans. Il n’est plus caché dans un bunker, mais présent dans les serveurs de start-ups et les téléphones de chacun.

Palantir : le cerveau invisible du capitalisme de surveillance

À côté de Pegasus, connu pour infiltrer les téléphones, il existe une autre forme de surveillance, plus visible, plus méthodique et plus ambitieuse : Palantir Technologies. Alors que NSO Group opère discrètement pour des régimes autoritaires, Palantir agit ouvertement, soutenue par des contrats publics, des financements gouvernementaux et une réputation de sérieux technologique. Pourtant, derrière cette image bien construite, se cache peut-être la transformation la plus profonde du contrôle moderne : l’industrialisation de la prévision.

Créée en 2003 dans la Silicon Valley, Palantir est née dans le contexte du 11 septembre et de la CIA. Fondée par Peter Thiel, milliardaire libertarien et cofondateur de PayPal, la société a reçu ses premiers financements d’In-Q-Tel, le fonds d’investissement de la CIA. Son objectif initial était clair : rassembler les énormes quantités de données des agences de renseignement américaines pour en extraire des modèles prédictifs. Ce que les analystes faisaient manuellement, Palantir promet de le faire grâce à l’algorithme. Dans un monde saturé d’informations, l’entreprise se présente comme le logiciel qui rend tout compréhensible, une machine qui transforme la société en carte.

Les logiciels de Palantir, comme Gotham ou Foundry, ne piratent pas les systèmes, ils organisent l’information. Ils rassemblent et croisent des données très variées, comme les fichiers de police, les communications, les transactions bancaires, les réseaux sociaux, les images satellites ou les registres administratifs, puis les transforment en réseaux de relations, en schémas et en comportements possibles. L’objectif n’est plus de surveiller une personne, mais de relier des fragments de réalité pour produire du sens, de la prédiction et du soupçon calculé. L’intuition humaine devient statistique, la probabilité prend la place de la preuve.

En quelques années, Palantir est devenue l’outil privilégié du renseignement occidental : CIA, NSA, FBI, Pentagone, Homeland Security, tous l’utilisent. L’entreprise propose des outils d’analyse pour traquer les réseaux terroristes, surveiller les flux financiers, cartographier les migrations ou planifier des opérations militaires. Mais elle intervient aussi dans le domaine civil : gestion des hôpitaux, logistique industrielle, transports, sécurité urbaine. Pendant la pandémie de Covid-19, ses logiciels ont servi à plusieurs gouvernements européens pour suivre la propagation du virus et organiser la distribution des vaccins. Partout, le même message revient : anticiper, optimiser, prévenir. Palantir s’impose dans la vie publique comme une solution technique évidente, une promesse d’efficacité.

En France, l’entreprise arrive officiellement en 2016, lorsque la DGSI choisit ses services pour analyser les données du renseignement. Le gouvernement explique ce choix par l’absence d’alternative nationale. Mais le symbole est fort : confier à une société américaine, financée par la CIA, le traitement de données sensibles françaises, c’est reconnaître une dépendance structurelle. L’Europe, qui ne parvient pas à créer ses propres outils, délègue sa souveraineté numérique à ceux qui l’observent déjà.

Palantir ne surveille pas les individus, mais les sociétés. Son pouvoir ne vient pas de ce qu’il collecte, mais de ce qu’il relie. En modélisant la réalité, il propose une nouvelle façon de voir : un regard global, instantané et sans contexte, qui transforme l’humain en donnée exploitable. Ce regard ne juge pas, il calcule ; il ne questionne pas, il établit des liens. Derrière la promesse d’intelligence se cache un appauvrissement du monde : tout devient quantifiable, mesurable, suspect. Et parce qu’il se présente comme neutre, mathématique et objectif, ce regard semble d’autant plus dangereux qu’il paraît incontestable.

Palantir incarne la rencontre entre la logique sécuritaire et la logique de marché. Ses ingénieurs travaillent dans les ministères, ses interfaces influencent les décisions de police, ses serveurs stockent des données stratégiques. L’entreprise agit comme un cerveau externe, discret, omniprésent et indispensable. Elle ne s’impose pas par la force, mais par son utilité. C’est sans doute là sa plus grande réussite : transformer la surveillance en service et la dépendance en solution. Dans le monde de Palantir, la domination ne passe plus par la contrainte, mais par la transparence et l’évidence.

Le Palantír, œil du pouvoir absolu

Dans Le Seigneur des Anneaux de J. R. R. Tolkien, un palantír est une pierre de vision : un artefact ancien qui permet à son détenteur de voir à distance ce qui se passe ailleurs dans le monde.
Mais ce don de clairvoyance a un prix.
Plus un personnage l’utilise, plus il devient dépendant, vulnérable à la manipulation de Sauron, qui contrôle une pierre jumelle.
Le palantír n’offre donc pas la connaissance, mais l’illusion du savoir total, une transparence empoisonnée qui piège celui qui croit maîtriser le regard.
En choisissant ce nom, la société de Peter Thiel n’a rien laissé au hasard : Palantir se veut l’œil qui voit tout, l’outil d’une vérité absolue — sans jamais interroger les effets politiques d’un tel pouvoir.
Là où Tolkien dénonçait la fascination pour la domination par la vision, l’entreprise en a fait un modèle économique.

Vers la société du contrôle : l’ère de la transparence forcée

Les révélations de Snowden, suivies par les progrès de Pegasus et Palantir, ont provoqué un changement profond : la surveillance fait maintenant partie de notre vie de tous les jours. Elle ne s’impose plus par la force, mais s’intègre à nos habitudes, au point de se fondre dans nos gestes quotidiens. Le contrôle n’est plus quelque chose d’extérieur, il fait désormais partie de notre environnement.

Les caméras de rue, les assistants vocaux, les bracelets connectés, la reconnaissance faciale, les cartes de transport, les applications bancaires, les réseaux sociaux et les dispositifs médicaux collectent tous de grandes quantités de données sur nos habitudes, nos déplacements, nos opinions et même nos battements de cœur. Chaque clic, chaque trajet, chaque respiration devient une donnée. Une fois réunis, ces éléments créent un double numérique de chacun de nous, une sorte d’ombre numérique qui peut agir avant même que nous en ayons conscience. C’est ce double qui attire maintenant l’attention des pouvoirs publics et privés.

Les gouvernements et les entreprises n’ont plus besoin d’utiliser la contrainte directe. Aujourd’hui, ils misent sur la prévisibilité. En anticipant nos comportements, ils influencent nos choix sans les imposer. Nous croyons être libres parce que nous décidons encore, mais souvent, nos décisions étaient déjà prévues. Ce que Michel Foucault appelait la “société disciplinaire”, fondée sur la punition, a laissé place à une société du contrôle, où la norme s’introduit dans notre vie quotidienne sous forme de service ou de conseil.

Les technologies d’intelligence artificielle renforcent cette évolution. En transformant les données en prédictions, elles permettent de gouverner en regardant vers l’avenir plutôt que vers le passé. Les polices dites “prédictives” identifient les quartiers où un crime pourrait se produire. Les assurances ajustent leurs tarifs selon nos comportements. Les plateformes créent des profils psychologiques pour cibler la publicité et l’information. Les États mettent en place des systèmes de notation sociale pour évaluer la conformité des citoyens. Ce que la bureaucratie faisait autrefois avec des dossiers, l’IA le fait aujourd’hui avec des probabilités. Le contrôle n’a plus besoin de murs, de prisons ou même de lois, il se cache maintenant dans les algorithmes.

Sous couvert de progrès, une nouvelle hiérarchie invisible se met en place. Les gens ne sont plus jugés sur leurs actions, mais sur leur potentiel à dévier des normes. Les personnes en marge de la société, comme les pauvres, les migrants, les opposants politiques ou les minorités, deviennent des sujets d’expérimentation pour ces technologies de tri social. Les caméras “intelligentes”, les logiciels de détection d’émotions et les systèmes de reconnaissance de démarche ou de voix transforment la rue en laboratoire de comportements. Chaque espace public devient un outil de mesure, chaque citoyen une donnée en mouvement.

L’Europe, tout en affirmant protéger les libertés numériques, prend part à ce changement. Le RGPD, souvent présenté comme un modèle de régulation, encadre la collecte des données mais pas leur logique d’utilisation. La surveillance ne diminue pas, elle devient légale. Le projet européen de “chat control”, qui prévoit de scanner automatiquement les messages privés pour détecter des contenus illégaux, en est un exemple : la protection de l’enfance sert de prétexte à une surveillance généralisée. Comme pour la lutte contre le terrorisme autrefois, la morale devient le nouveau visage du contrôle.

La France se distingue par un zèle particulier dans ce domaine. Entre la vidéosurveillance algorithmique, la généralisation de la reconnaissance faciale, les fichiers biométriques et les projets de cybersécurité inspirés du modèle israélien, elle devient un laboratoire de la gouvernance par la donnée. Les grands événements sportifs comme les Jeux olympiques de Paris 2024 ont servi de prétexte pour tester des technologies intrusives, sous couvert d’efficacité et de modernité. On présente ces dispositifs comme temporaires, mais dans l’histoire de la surveillance, rien ne l’est vraiment.

Le paradoxe de cette société du contrôle, c’est qu’elle fonctionne avec notre consentement. Nous avons accepté d’être observés, mesurés et enregistrés en échange de confort, de sécurité et d’un accès illimité à des services gratuits. La surveillance n’est plus perçue comme une menace, mais comme une condition du bien-être. Le téléphone qui nous suit, la montre qui nous écoute, la caméra qui nous protège : tout cela fait partie d’une économie de confiance apparente. Le contrôle ne passe plus par la force, mais par l’habitude. Il s’appuie sur notre envie d’être vus et notre peur de disparaître.

La transparence, autrefois considérée comme un idéal démocratique, s’est retournée contre nous. Elle n’est plus une exigence envers le pouvoir, mais une règle imposée aux citoyens. On demande au peuple de se montrer pendant que le pouvoir reste caché. L’utopie de la société ouverte a donné naissance à un monde figé : un monde sans zones d’ombre, sans oubli, sans droit à l’opacité. Le progrès, autrefois synonyme d’émancipation, devient le masque d’une surveillance sans auteur ni visage.

De la NSA à Pegasus, de Palantir à l’intelligence artificielle, la même logique se poursuit : le contrôle devient de plus en plus invisible. Nous ne sommes plus surveillés contre notre volonté, mais avec notre participation. Le vrai changement est là : l’État et le marché ont fait de la transparence une vertu, de la prévisibilité une garantie, et de la servitude une forme de participation.

L’avenir ne sera peut-être pas à ceux qui en savent le plus, mais à ceux qui choisiront de rester discrets. Dans un monde où tout est surveillé, la vraie forme de résistance sera de rester dans l’ombre.

Cette volonté de tout contrôler a récemment atteint un nouveau sommet avec le projet européen de surveillance des messages privés. Il y a quelques jours, Pavel Durov, le fondateur de Telegram, a lancé un message d’alerte aux utilisateurs européens. Il critique le projet “Chat Control”, actuellement discuté à Bruxelles, qui vise à obliger toutes les applications de messagerie comme Telegram, Signal, WhatsApp ou iMessage à scanner automatiquement les conversations privées.

En se présentant comme une mesure contre la pédocriminalité, cette initiative aurait fait de chaque téléphone un outil de surveillance et de chaque conversation une donnée analysée par des algorithmes. Durov souligne que la France a joué un rôle central dans ce projet, en mentionnant Bruno Retailleau et Laurent Nuñez, qui, dès mars, avaient affirmé publiquement que la police devait avoir accès aux messages privés des Français. Les partis Les Républicains et Renaissance ont appuyé cette proposition.

“Les criminels ne seraient pas inquiétés — ils sauraient simplement comment contourner le système”, écrit Durov. “Les seules victimes de cette loi seraient les citoyens ordinaires, dont les messages et les photos privées seraient analysés par des programmes que personne ne contrôle.” Il souligne aussi que les communications des autorités et des forces de l’ordre, elles, resteraient exemptées de tout scan, consacrant ainsi une surveillance à sens unique, dirigée vers les peuples, jamais vers le pouvoir.

Cette fois, le changement a été évité de peu. L’Allemagne a pris une position ferme et a suspendu le vote à la dernière minute, ce qui a empêché l’adoption du texte. Pourtant, la tendance est claire : l’Union européenne avance progressivement vers l’acceptation du contrôle préventif des communications privées, avec la France en tête.

Ce qui inquiète le plus, ce n’est pas que cette loi ait failli être adoptée, mais qu’elle ait pu être envisagée sans provoquer de scandale immédiat. L’idée que la vie privée est suspecte et que chaque message doit être justifié s’est déjà installée dans les esprits. Ce n’est plus seulement une question de sécurité, mais un vrai changement de société, où la transparence imposée devient la norme et l’intimité, une exception à faire disparaître.

Les marchands d’ombres : le marché noir des données personnelles

Si les États surveillent au nom de la sécurité, les entreprises, elles, surveillent au nom du profit.

Entre ces deux approches, une industrie entière s'est développée, discrète mais en plein essor : celle des courtiers en données personnelles. Ces acteurs du numérique achètent, croisent, trient et revendent les traces que nous laissons en ligne. Ils ne cherchent pas à espionner, mais à faire du commerce. Ils ne menacent personne, ils exploitent simplement les informations. Au final, c'est nous qui sommes leur produit.

J’ai compris tout cela un peu par hasard, pendant l’été 2016. À ce moment-là, Pokémon GO envahissait les villes et transformait les trottoirs du monde entier en terrains de chasse virtuels. Avec un ami, nous avions créé une carte alternative pour localiser plus facilement les créatures du jeu et contourner certaines limites géographiques. Ce projet, qui n’était au départ qu’une simple expérience technique, a pris une ampleur inattendue en moins d’une semaine : plus de 150 000 utilisateurs en même temps et plusieurs millions de connexions chaque jour, surtout en Allemagne, en Suisse et en France.

Nous avons vite réalisé que nous récoltions bien plus que de simples coordonnées virtuelles. Chaque session nous donnait des informations précises : positions GPS, modèles de téléphones, horaires de connexion, vitesses de déplacement, et parfois même les appareils connectés à proximité. Sans le vouloir, nous avions créé un outil capable de cartographier les comportements humains à l’échelle d’une ville. Nous pouvions suivre les foules, repérer les lieux de rassemblement et anticiper les mouvements. Ce n’était pas de l’espionnage, mais simplement la conséquence d’un jeu géolocalisé très populaire.

Quelques jours plus tard, plusieurs entreprises nous ont contactés. Certaines étaient des agences de publicité urbaine, d’autres travaillaient dans le marketing de données. Elles nous ont proposé des sommes importantes, parfois plusieurs millions d’euros, pour acheter notre base de données. Ce qui les intéressait, ce n’était pas le jeu, mais la carte du monde réel créée par notre application. Les déplacements des joueurs, leurs trajets, leurs arrêts et leurs horaires d’activité étaient une ressource commerciale précieuse. Ces informations pouvaient servir à choisir l’emplacement d’un panneau publicitaire, à ouvrir un commerce, à ajuster les horaires des transports ou à cibler certains quartiers selon les habitudes de consommation.

C’est à ce moment-là que j’ai découvert l’existence d’un marché parallèle, un univers caché où les données personnelles s’échangent comme des marchandises. J’ai aussi été surpris de voir que toutes les données n’avaient pas la même valeur. Les données d’un utilisateur indien valaient presque rien, celles d’un Américain un peu plus, mais celles d’un Allemand ou d’un Suisse pouvaient atteindre des montants élevés. Les lois européennes, censées protéger la vie privée, rendaient ces données plus rares et donc plus chères. Plus un pays protège ses citoyens, plus leurs données prennent de la valeur sur ce marché. La protection crée la valeur. Une fois monétisée, la vie privée n’est plus un droit, mais un actif spéculatif.

Quelques mois plus tard, éclatait le scandale Cambridge Analytica, qui allait révéler au grand public ce que nous avions touché du doigt : la donnée personnelle comme instrument d’influence politique.
Cambridge Analytica, le laboratoire du consentement
En 2018, le scandale Cambridge Analytica dévoile que plus de 87 millions de profils Facebook ont été exploités sans consentement pour établir des profils psychologiques détaillés. Ces données ont servi à cibler les électeurs selon leurs peurs, leurs colères, leurs frustrations. Le Brexit, la campagne de Trump, certaines élections africaines et brésiliennes ont été influencés par ces techniques.Ce n’était plus de la publicité, mais de la manipulation comportementale de masse.
Le scandale n’a pas détruit le système : il l’a perfectionné. Les plateformes ont promis la transparence, tout en renforçant discrètement leurs outils d’analyse et de ciblage émotionnel.

Aujourd’hui, cette économie de l’invisible alimente tout le reste.

Les courtiers récupèrent des données depuis les applications de fitness, les jeux mobiles, les outils météo, les réseaux sociaux et les opérateurs téléphoniques. Ils rassemblent, croisent et revendent ces informations. Ils ignorent votre identité, mais ils anticipent vos actions futures. Cette capacité de prédiction a une grande valeur.

Aujourd’hui, la donnée est la monnaie de base du XXIᵉ siècle. Nous la produisons sans le vouloir, sans contrôle et sans bénéfice direct. Les États disent vouloir réguler, les entreprises affirment anonymiser. Pourtant, tout finit par se recouper, se revendre et s’analyser.

Ainsi, la boucle se referme.

La surveillance des États profite aux technologies privées, qui à leur tour alimentent le marché. Ce marché renforce ensuite le pouvoir politique. Pegasus espionne les individus, Palantir modélise les masses, les brokers de données vendent les interstices entre les deux. La promesse d’un monde ouvert et connecté s’est transformée. Désormais, nous vivons dans un marché mondial où l’intimité n’est pas seulement exposée, mais utilisée pour sa valeur.

Le regard et l’ombre

« Si tu veux te représenter l’image de l’avenir, imagine une botte piétinant un visage humain — éternellement. »

Orwell imaginait un pouvoir brutal, total et visible. Ce qu’il n’avait pas prévu, c’est que la botte finirait par disparaître, remplacée par la douceur d’un écran. Le pouvoir ne s’impose plus par la force, mais attire. Il ne fait plus taire, il absorbe la parole. Il n’a plus besoin de frapper ; il mesure, il profile, il prédit. Le visage n’est plus écrasé, il est scanné, codé, interprété. Nous ne sommes plus surveillés contre notre gré, mais avec notre accord. La domination a changé de forme : elle est devenue ergonomique, fluide et invisible.

La société du contrôle ne s’est pas imposée par la violence, mais par la persuasion. Elle s’est glissée dans nos gestes les plus quotidiens, comme le téléphone, le badge, la montre, la carte ou le clic. La surveillance n’a plus besoin d’être secrète ; elle est devenue pratique. Ce qui appartenait autrefois aux États est maintenant un écosystème complet où gouvernements, entreprises et plateformes parlent le même langage : celui de la donnée. L’œil n’est plus au sommet d’une pyramide ; il est partout, partagé, collectif et algorithmique. Chacun porte une part du regard du pouvoir.

Ce que nous perdons n’est pas seulement un droit abstrait à la vie privée, mais aussi la possibilité du secret, de l’oubli et du flou, tout ce qui protégeait autrefois la liberté intérieure. Nous vivons dans un monde où tout doit être traçable, vérifiable et prévisible. La confiance a disparu, remplacée par la preuve permanente. La transparence, autrefois exigée du pouvoir, est devenue une obligation pour le citoyen. On demande au peuple de se montrer pour que le pouvoir puisse se cacher. L’horizon d’Orwell s’est inversé : la botte n’appuie plus sur le visage, c’est le regard qui pénètre sous la peau.

Les démocraties se sont réconciliées avec la surveillance, en l’habillant du mot “sécurité”. Les entreprises l’ont sanctifiée sous celui de “personnalisation”. Les citoyens l’ont acceptée au nom de la commodité. Ce n’est plus la peur qui gouverne, mais l’habitude. Et c’est peut-être plus redoutable : on peut se rebeller contre la peur, rarement contre le confort.

Il reste pourtant une ligne de résistance. Ce n’est pas celle du refus absolu, qui est impossible dans un monde connecté, mais celle de la maîtrise du visible. Défendre le chiffrement, préserver l’anonymat, exiger des zones d’opacité, refuser l’interconnexion entre le privé et le public : ce n’est pas archaïque, c’est vital. Car la démocratie ne se mesure pas à la quantité d’informations qu’elle possède, mais à la part d’inconnu qu’elle tolère. Une société libre ne se définit pas par ce qu’elle montre, mais par ce qu’elle laisse dans l’ombre.

Le XXIᵉ siècle ne sera pas celui du secret, mais il peut encore être celui où l’on choisit son regard. Dans un monde où tout s’enregistre, la véritable dissidence n’est plus de se taire, mais de redevenir illisible. Tant qu’il existera des lieux où l’on peut disparaître sans justification, des mots que l’on peut prononcer sans qu’ils soient traduits en données, des visages que l’on peut voir sans les reconnaître, alors tout ne sera pas perdu.

L’avenir ne se joue peut-être plus entre liberté et servitude, mais entre la lumière totale et l’ombre partagée.

Et c’est dans cette ombre, la plus fragile et la plus menacée, que demeure encore la part humaine du monde.